Tunisie. Le parti pris d’un gouvernement muet

 Tunisie. Le parti pris d’un gouvernement muet

Sihem Boughdiri Nemsia, ministre des Finances, reçue par Ahmed Hachani à la Kasbah le 9 août 2023

Cela fait dix jours que le nouveau chef de gouvernement, Ahmed Hachani, est entré en fonction, sans la moindre allocution au peuple tunisien ni aucune déclaration d’intention ou de programme. Une communication institutionnelle archaïque adoptée par l’ensemble de l’équipe gouvernementale.

En guise de toute activité cette semaine écoulée, Hachani a reçu deux de ses ministres au Palais de la Kasbah, celle du Commerce et du Développement des Exportations, puis sa ministre des Finances, ainsi que le mufti de la République. Premier aspect problématique de ce qui nous est présenté comme étant des « rencontres », la forme protocolaire elle-même incongrue que commente l’activiste Adnane Belhajamor :

« Je défie quiconque revenant sur l’histoire de l’indépendance de la Tunisie de nous trouver une information officielle publiée dans les médias dans laquelle un chef de gouvernement (ou Premier ministre) reçoit un ministre de son propre gouvernement, en Tunisie ou tout autre pays développé. Ceci est une pure invention de l’ère de Kais Saïed. […] C’est quelque chose de très étrange. Une nouvelle publiée par un fonctionnaire du gouvernement qui reçoit l’un de ses assistants comme s’il s’agissait d’une personne hors de son champ d’action. De surcroît il est reçu dans le salon d’honneur et non autour d’une table de réunion ou de travail. Un Premier ministre devrait rencontrer ses ministres et collaborateurs des dizaines de fois au cours de la journée et communiquer avec eux au téléphone chaque fois que nécessaire. Nul besoin de protocoles, de salons, de photographies, de reportages et de couverture sur les pages officielles. Lorsqu’une conversation entre le Premier ministre et le ministre du Commerce devient un événement que l’on nous annonce de la sorte, il y a lieu de se demander comment travaillent ces gens-là et s’ils discutent sérieusement des dossiers traités et se voient avec la fréquence requise, sans cérémonies pompeuses », ironise cet observateur avisé de la vie politique.

 

Climat de terreur et grand chantier administratif

Ce mutisme gouvernemental et la rareté de sa communication avec le monde extérieur s’inscrit en réalité dans la continuité d’un style inauguré avec la nomination de Najla Bouden au lendemain du coup force de Kais Saïed en 2021. Fonctionnant en autarcie, l’équipe ministérielle se met ainsi à l’abri des courroux de l’unique chef à bord réel de l’exécutif, le président de la République, connu pour son mindset conspirationniste, ses sautes d’humeur et ses colères face au moindre faux pas réel ou fantasmé.

Si nul ne saurait faire de l’ombre à Saïed par ses apparitions médiatiques, les ministres et leur chef d’équipe sont en revanche les seuls redevables et les uniques responsables au moment de dresser les bilans. La très discrète Najla Bouden vient d’en faire les frais, évincée en marge de la crise du pain qui aura précipité son départ.

Pour Nabil Hajji, l’un des leaders de l’opposition (Courant démocrate), cette communication institutionnelle inexistante est un archaïsme indigne d’un pays comme la Tunisie, qui atteste du mépris de l’actuel pouvoir pour le secteur des médias et plus généralement à l’égard des citoyens.

Mais si le chef de l’Etat a recruté en la personne d’Ahmed Hachani un simple exécutant, ancien directeur des ressources humaines, c’est aussi parce qu’il compte bientôt entamer ce qu’il considère comme l’un des plus ambitieux projets de son mandat : « l’assainissement », selon le jargon emprunté au lexique fascisant, de l’administration tunisienne.

Derrière ce slogan, le président de la République entend se débarrasser potentiellement de dizaines de milliers de fonctionnaires : « tous ceux qui se sont infiltrés dans l’administration tunisienne durant la dernière décennie, sans mérite ». Officiellement, il s’agit de lutter contre la fraude à l’embauche d’individus ayant falsifié leurs diplômes. Mais l’enjeu réel est la révision de l’amnistie générale post révolution de 2011 qui avait permis l’embauche massive de Tunisiens à qui l’on avait interdit de travailler dans la fonction publique, en majorité pour leur appartenant au courant islamiste.

Le nombre de fonctionnaires, ouvriers et collectivités locales inclus, était en Tunisie de 417.926 personnes en 2010, d’après les chiffres de l’INS. Il est passé à 537.060 en 2012 (+28,5%). Un chiffre qui a continué de croître jusqu’en 2001 où l’on comptait désormais 669.300 agents, soit une augmentation de 60,14% depuis 2010. Reste la faisabilité douteuse d’une purge administrative sans heurts et sans impact sur la paix sociale.