Point de vue – Tunisie. Le spectre la victimisation
Les difficultés post-révolution de la Tunisie ont nourri une nouvelle culture de victimisation paralysant tout effort de reconstruction et de régénération des hommes.
Un nouveau spectre hante les Tunisiens, la culture de la victimisation, que certains analystes considèrent comme une « pathologie du ressentiment rationalisé ». La victimisation hante en effet toutes les classes sociales, des plus aisées jusqu’aux moins loties, en passant par les classes moyennes. C’est à la fois le symptôme d’un narcissisme exacerbé, d’un individualisme aussi bien sur-politisé que dépolitisé et d’un nihilisme foudroyant, mis au goût du jour après la révolution. On se demande si c’est le signe d’une civilisation malade, où le modèle citoyen n’est plus assumé, à supposer qu’il l’était en Tunisie, alimenté par une irresponsabilité manifeste de l’individu ? Ou si c’est le reflet d’un libéralisme excessif élevant les barrières de la discrimination, du ressentiment et de la privation ? Ou si c’est une sorte d’infantilisme « primitif » introduit dans la société par l’effet de l’Etat-providence, croyant tout faire et donc risquant toujours de mal faire ? Il y a du vrai dans tout cela.
La culture de la victimisation est simple : vous n’arrêtez pas de vous plaindre et de recevoir la plainte des autres. Phénomène de société particulièrement contagieux. Nous nous sentons vulnérables et on a besoin qu’on prenne soin de nous et qu’on nous protège. Cette pathologie, diffusée aussi bien dans la sphère politique que sociale et individuelle, se traduit par un trouble paranoïaque de la personnalité, un sentiment de mal-être permanent. Ce n’est plus seulement le pouvoir qui est atteint de paranoïa, c’est aussi la société. Les « victimistes » exagèrent bien entendu ce qui leur arrive, en quête d’un effet consolateur. Ils accentuent le sentiment de gravité de ce qui leur arrive ou par rapport à la situation dans laquelle ils se trouvent. Le négatif s’installe impérialement en force et élimine toute tentation de positivité. En tout cas, cette rhétorique de l’accusation, de la victimisation et de la demande conséquente de réparation est incapable de résoudre un quelconque conflit politique, problème économique ou social ou autre. L’esprit « solutionniste » suppose plutôt une prédisposition positive. La victimisation reste hantée au contraire par l’échec et l’impuissance.
Regardons les Tunisiens depuis une décennie. Que clament-ils interminablement pour justifier leur échec ou leur impuissance ? C’est la faute à la révolution, c’est la faute aux islamistes et à Ghannouchi, c’est la faute à Essebsi, c’est la faute à l’Ugtt, à la troïka, au Parlement, aux partis, à Saied, au transport, aux hôpitaux, à l’administration, aux médias, aux corrompus, etc. C’est la faute à la France, aux États-Unis, aux sionistes, à Wadii El Jeri, l’indéracinable président de la Fédération de football. Le Maroc est meilleur que nous ; le Qatar, sponsor du terrorisme et de la corruption internationale, fait malgré tout des miracles. Alors que rien ne marche chez nous, même le football suit une pente spectaculairement déclinante. Nos stades sont dans un état pitoyable, comme nos routes, la saleté ambiante ou le déclin du tourisme. Chacun y va de sa propre victimisation, sortie de sa tête ou issue de la contagion irrationnelle de la foule. Une plainte, faut-il le dire, pas toujours injustifiée.
La victimisation, hélas, vous détruit, elle démolit une personne, ou dans notre cas d’espèce, tout un peuple, qui finit par ne plus savoir être lui-même, ne plus assimiler son identité, ne plus positiver les choses, et qui finit donc par perdre tout espoir de régénération et de reconstruction. Cette morale envahissante de défaitisme pèse lourd. Depuis une décennie, on se plaint tout le temps, de tout et de rien, comme si on était moins misérable sous l’ancien régime. Comme si on était soi-même innocent, comme si on était des saints ou des justes. Comme si nous avions raison de trouver des justifications à la dictature (du passé comme du présent) contre une liberté enfin retrouvée, comme si nous avions raison de nous lamenter de la pauvreté par notre lâcheté au travail, comme si nous avions raison de juger ou de condamner moralement nos semblables avant de rationaliser les choses, comme si nous étions condamnés à calquer parce qu’on a perdu, comme le dirait Nietzsche, nos « forces créatrices » et la possession de nous-mêmes, lui qui dénonçait la faiblesse des hommes et leur « lâcheté ».
Non, l’erreur n’est pas seulement dans le politique ou les politiques ou dans l’Etat, l’erreur est aussi en nous, les supposées « victimes ». Qui brûle les feux, cesse de s’acharner au travail, n’a aucun scrupule à jeter ses déchets n’importe où dans les lieux publics, casse tout dans les stades, ne sacralise pas son environnement (qui fait partie de lui-même), met le feu partout, fait grève par légèreté, fabrique consciemment ou inconsciemment sa propre victimisation. La théorie du complot, en vogue en Tunisie, vient sans doute de là. Les politiques ont certes une responsabilité, c’est leur métier d’être responsables; mais les citoyens, eux, sont normalement appelés à être civiques en dépit de l’incivisme ambiant ou des difficultés du jour. Cela demande, il est vrai, beaucoup de courage et d’héroïsme pour l’être dans ces conditions. Il reste qu’on est au fond victime moins des autres que de soi-même. Notre conscience profonde ne l’ignore pas.
Que chacun fasse alors ce qu’il a à faire et essaye de bien le faire, pour peu qu’il souhaite honorer son pays, qu’il le fasse au moins pour sa propre fierté, c’est déjà ça. On aura d’ailleurs dans ce cas moins de temps pour se plaindre. Critique constructive, oui; le jeu de la victimisation, non. Celle-ci vous dévore à petits feux.
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