« On passe d’une laïcité de liberté à une laïcité de contrôle », Jean-Louis Bianco ancien président de l’Observatoire de la laïcité
A presque 80 ans, il les aura le 12 janvier prochain, Jean-Louis Bianco, conseiller d’État, secrétaire général de l’Elysée sous François Mitterrand, plusieurs fois ministre, n’a rien perdu de sa verve. Pendant huit ans, il a présidé l’Observatoire de la laïcité (ODL) avant que le Premier ministre Jean Castex le convoque en juin 2021 pour l’informer de la fin officielle de cette instance. Elle avait été créée sous Jacques Chirac en 2007 mais installée seulement six ans plus tard par le président François Hollande.
L’Observatoire de la laïcité, une structure indépendante qui réunissait une diversité d’opinions avait été critiqué par certaines personnalités politiques, Manuel Valls en tête, reprochant par exemple à l’ODL de ne pas en faire assez contre l’islamisme. L’Observatoire de la laïcité a été depuis remplacé par un « comité interministériel de la laïcité ». Pour Jean-Louis Bianco, cette nouvelle instance est surtout destinée à « relayer la parole du gouvernement ». Entretien.
LCDL : Pouvez-vous nous rappeler ce qu’est la laïcité selon la loi de 1905 ?
Jean-Louis Bianco : La laïcité est un principe politique qui s’applique à l’ensemble de la vie de la cité. Son premier pilier est apparu au moment de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen en 1789. L’article 10 rappelle que « nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi ».
La laïcité repose sur des principes clairs : la liberté de conscience et la liberté de culte, la séparation des institutions publiques et des organisations religieuses, et l’égalité de tous devant la loi quelles que soient leurs croyances ou leurs convictions.
La laïcité garantit également aux croyants et aux non-croyants le même droit à la liberté d’expression de leurs convictions. Elle assure aussi bien le droit de changer de religion que le droit d’adhérer à une religion. Enfin, la laïcité suppose la séparation de l’État et des organisations religieuses. Voilà comment devrait être appliquée la laïcité de 1905 en France. Malheureusement, son application est souvent instrumentalisée à des fins politiques.
En avril 2021, votre mandat de président de l’Observatoire de la laïcité a pris fin. Avez-vous été surpris ? Comment expliquez-vous votre mise à l’écart ?
Nous n’avons pas été surpris. Je dis « nous », parce que je n’étais pas le seul à l’observatoire. Nous étions une vingtaine de personnes d’horizons divers : il y avait des parlementaires, des représentants des ministères de la Justice, de l’Education nationale, de l’Intérieur, de L’Outre-mer, du ministère des Affaires sociales, de la fonction publique, des Affaires étrangères des éducateurs, un poète antillais, un maire, un membre du Conseil d’État, un représentant du Medef… Cette diversité faisait notre force.
Tout le long de mon mandat qui a duré huit ans, j’ai veillé à ce que nos avis soient rendus toujours à l’unanimité. Alors oui, parfois, ce n’était pas facile. Les délibérés pouvaient étaient rendus après des semaines, voire des mois de discussions souvent passionnées mais où la raison finissait toujours par l’emporter. Notre objectif était clair : tout faire pour que le Parlement, le gouvernement et les citoyens qui s’intéressent à la laïcité puissent se faire un avis objectif après nos consultations.
Très vite, nous avons compris qu’au gouvernement, on n’aimait pas cette voix indépendante. Les critiques visant l’Observatoire ont commencé avec Manuel Valls, l’ancien ministre de l’Intérieur, devenu par la suite Premier ministre. A un dîner annuel du CRIF (NDLR : Le Conseil représentatif de institutions juives de France), Mr Valls a dit que l’Observatoire ne défendait pas la laïcité et qu’il allait me convoquer.
Quand nous nous sommes rencontrés, je lui ai expliqué ce qu’était pour moi la laïcité et combien elle protégeait tous les citoyens de ce pays. En tête à tête, il a eu du mal à trouver des désaccords avec ce que je lui disais. Mais la volonté de faire de l’observatoire un relais du gouvernement et non pas une voix indépendante était déjà présente, donc nous n’étions pas surpris.
Certains ont reproché à l’observatoire de ne pas en avoir fait assez contre l’islamisme…
Ce n’est pas le rôle de l’observatoire de combattre seul l’islamisme politique, c’est d’abord le rôle du gouvernement. Notre rôle était de pointer les manquements au principe de laïcité. Il y a des choses qu’on peut ne pas aimer mais qui ne sont pas contraires à la loi.
Par exemple, on peut trouver qu’il y a trop de femmes voilées dans l’espace public, pour autant, la loi ne l’interdit pas. Ce qui est interdit c’est de forcer quelqu’un à porter le hijab ou à le retirer. Nous avons toujours été fermes à condition qu’on ne mélange pas tout.
Que pensez-vous de l’éternel débat autour du droit des mamans voilées à participer aux sorties scolaires ?
Je rappelle que les mamans ne sont pas fonctionnaires et qu’elles ne sont pas tenues par la neutralité religieuse. L’avis du Conseil d’Etat est clair à ce sujet. Quand des mamans participent aux sorties, cela permet de créer du lien entre les parents et l’école.
Vous avez été président de l’Observatoire de la laïcité pendant huit ans. Quelles ont été selon vous vos réussites ? Quid de vos échecs ?
Notre plus grande réussite, c’est d’être partis de rien et d’avoir bâti en huit ans une instance connue et respectée par les élus et les journalistes. On nous appelait tous les jours pour nous demander notre avis sur un point précis. Notre mission était également de faire de la pédagogie auprès des écoles, entreprises et administrations, sur les principes de la laïcité, neutralité de l’Etat, liberté de conscience et de religion dans le respect des lois de la République… Nous avons fait des milliers de déplacements à travers la France pour pouvoir expliquer ce qu’est la laïcité afin qu’elle devienne l’affaire du plus grand nombre.
Notre échec a été de n’avoir pas réussi à inverser la tendance d’une pensée rigide très hostile à une présence visible des religions, incarnée par des intellectuels comme Michel Houellebecq, Alain Finkielkraut ou encore Michel Onfray. Et quand on dit religions, on parler bien sûr de l’islam. L’observatoire ne pouvait pas à lui seul rééquilibrer le rapport de force idéologique.
Que pensez-vous de la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République, plus connue sous le nom de la loi contre le séparatisme ?
Le problème de cette loi, c’est que son application est extrêmement floue, en plus d’être très contraignante. Aujourd’hui, une association, si elle veut recevoir des subventions publiques, doit signer un contrat d’engagement républicain. De plus, cette loi porte atteinte aux libertés fondamentales que sont la liberté de culte et d’association. On passe d’une laïcité de liberté à une laïcité de contrôle, où les idées de chacun sont contrôlées.
Que pensez-vous du « comité interministériel de la laïcité » qui remplace l’Observatoire de la laïcité ?
Mon premier sentiment, c’est qu’elle risque d’être une « usine à gaz ». On a remplacé l’observatoire, une petite structure très opérationnelle et surtout indépendante, par un énorme machin ou siégeront 27 représentants des ministres qui relaieront la parole du gouvernement. La laïcité mérite mieux !
Certains responsables politiques estiment que « l’islam radical est aujourd’hui une authentique menace pour la République » ?
Je n’aime pas le terme « islam radical » parce que ce n’est pas parce qu’on va à la racine d’une religion qu’on viole pour autant les lois de la République. On peut être très croyant et ne pas soutenir la violence ou passer à l’acte terroriste. Bien entendu, les discours extrémistes qui poussent à la haine et à la violence doivent être sanctionnés.
Les atteintes à la laïcité aussi : il n’est pas admissible qu’en France, on puisse obliger une femme à porter un voile. Dans la très grande majorité des cas, comme nous l’avons constaté pendant huit ans à l’observatoire, les choses se passent plutôt bien : la France n’est pas à feu et à sang. L’immense majorité des musulmans de ce pays pratiquent leur religion en respectant les lois de la République.
Que pensez-vous de la loi de 2004 qui interdit le port de signes religieux ostensibles à l’école ?
J’étais sceptique au début, je craignais que cette loi éloigne de l’école certaines jeunes filles. Aujourd’hui, je dois avouer qu’elle a produit des résultats probants. Elle a permis de mettre fin à de nombreux conflits et de donner un cadre légal aux chefs d’établissement.
A l’école, ce sont des mineurs et tout le monde comprend que ces élèves sont en pleine construction intellectuelle. Aujourd’hui, de nombreuses jeunes filles enlèvent leur voile en entrant à l’école et le remettent en sortant. J’aime quand les choses sont apaisées.
Vous êtes visiblement contre l’interdiction du voile à l’université…
Oui. A l’université, nous avons affaire à des adultes. La faculté a toujours été un endroit où on débat librement. Et puis, à part quelques cas extrêmement rares, il n’y a pas eu de conflits majeurs autour du port du voile à l’université.
Pensez-vous que la laïcité est manipulée par certains hommes politiques ?
Oui. On s’en sert souvent contre l’islam en faisant croire qu’il y aurait qu’une seule manière de penser, qu’il devrait avoir qu’un seul modèle de citoyen : le Gaulois masculin, blond aux yeux bleus catholique. Alors que nous avons une diversité de citoyens français qui est une richesse pour le pays, dès lors qu’on se respecte les uns les autres.
La laïcité est manipulée pour discriminer et faire peur. Alors oui, il y aujourd’hui plus de femmes qui portent le voile qu’il y a dix ans. Je comprends que cela puisse heurter la sensibilité de certaines personnes mais tant que le comportement de ces femmes n’est pas contraire aux lois de la République, je ne vois pas pourquoi on devrait s’en plaindre.
Ce qui est condamnable par contre c’est quand un cafetier refuse de servir une femme ou quand un restaurant refuse à une femme voilée d’entrer dans son établissement. Dans ces deux cas, la justice doit être saisie.
L’islam radical est souvent pointé du doigt. Est-ce que vous avez observé pendant vos huit ans à la tête de l’observatoire des dérives d’autres religions ?
Tout d’abord, ce ne sont pas les religions qui ne respectent pas les lois de la République, mais certains croyants. Il y a certains établissements catholiques sous contrat avec l’État qui ne respectaient pas complètement les lois de la République mais ce sont des cas rares.
Quand nous avons pointé ces manquements au principe de laïcité, nous avons remarqué qu’elles n’étaient pas punies de la même manière que ceux concernant l’islam. Oui, il y a de la discrimination. Et c’est dangereux parce que cela aboutit à un sentiment d’injustice qui peut en radicaliser certains.