Edito. La reine et les courtisans
Quel est le rapport entre la reine d’Angleterre et ce Français de 84 ans, mort sur un brancard après avoir passé 48 heures dans les couloirs des urgences de l’hôpital de Strasbourg ? Aucun rapport, la première à son décès, a eu droit à un déversement continu de larmes et de trémolos sur toutes les chaînes du monde et le second un petit filet dans la presse locale.
Pendant des jours et des jours, on a eu droit à la totale : l’album de famille revu et corrigé par une valse de spécialistes qui se sont relayés pour nous expliquer que « plus rien ne sera plus comme avant »; devenus subitement croyants, d’autres journalistes comme les personnages de Tartuffe se désolaient de la disparition de la dernière grande figure du christianisme; d’autres chroniqueurs, enfin, arabes, cette fois-ci, regrettaient le départ d’une personnalité qui aimaient beaucoup les arabes, la preuve le mimétisme des médias de cette région qui n’hésitent pas à titrer « Le monde arabe pleure le décès de la reine Elizabeth II », rien que ça !
Heureusement, à quelques encablures de ces médias qui se sont passé le mot pour ne pas perturber le cortège funéraire, les réseaux sociaux s’en sont donnés à cœur joie, qui pour dénoncer le fait « que la reine ne s’était jamais excusée pour les crimes commis au nom de la colonisation ».
D’autres qui arguaient que Elizabeth II avait un rôle précis, celui de tempérer les dégâts collatéraux de la politique machiavélique du Royaume-Uni dans le monde et essentiellement au Moyen-Orient où les Palestiniens, anciens sujets de sa majesté ont été « vendus » sur l’autel de la fameuse déclaration Balfour qui a permis de cantonner des millions de Palestiniens dans des camps de réfugiés où ils vivent encore aujourd’hui. Depuis, le Royaume-Uni n’a jamais cessé de soutenir la politique d’apartheid d’Israël, qui continue d’usurper les terres palestiniennes en confisquant leurs maisons et leurs terres agricoles.
En clair, jusqu’à la période Elizabeth II, l’histoire de l’empire britannique est jonchée de cadavres au point où le décompte paraît aujourd’hui impossible puisque tout récemment Diego Garcia au vingtième siècle, la plus grande des îles Chagos dans l’océan Indien, connaîtra un triste sort, le Royaume-Uni ayant conclu un accord secret avec les États-Unis pour en faire la plus grande base militaire américaine en dehors des États-Unis. L’archipel des Chagos avait été pris de force par les Britanniques qui, après avoir expulsé tous ses habitants vers l’Île Maurice et les Seychelles, l’ont donné aux Américains.
L’année 2016 avait été évoquée comme la date où prendra fin le bail de cinquante ans, accordé par les Britanniques aux Américains en 1966, mais il est clair que les Américains, considérant Diego Garcia l’une des bases militaires les plus importantes au monde ont déjà fait savoir qu’ils s’opposeraient catégoriquement au retour des Chagossiens à Diego Garcia, et ce, « aussi longtemps que ce territoire serait utile aux intérêts des puissances occidentales » ! L’Ile Maurice qui considère qu’en s’accaparant Diego, les Britanniques ont agi en violation du droit international et des résolutions de l’ONU continue de revendiquer ces 65 îles.
Ainsi on apprend sous la plume de l’historien américain Mike Davis que 12 à 29 millions d’Indiens étaient morts de faim au cours de diverses famines sous l’empire britannique, au moment où des millions de tonnes de blé étaient exportées vers le Royaume-Uni. Il y a aussi la répression sanglante de la rébellion Mau Mau des années 1950 contre le pouvoir colonial au Kenya où au moins 10 000 personnes avaient perdu la vie dans l’une des révoltes les plus marquées de l’empire britannique.
Cerise sur le gâteau, c’est bien la couronne britannique qui a permis le commerce florissant de la traite des hommes entre l’Afrique et le monde occidental. Une histoire qui remonte au règne de la reine Elizabeth Ire (1558-1603) qui avait donné sa bénédiction à l’initiative de John Hawkins, premier Britannique, pour vendre des esclaves africains en Amérique. En 1564, elle va même mettre à sa disposition un vaisseau pour ce commerce odieux.
Dans les colonnes du Guardian, le spécialiste de l’histoire de l’esclavage à l’Université de Hull Trevor Burnard précise qu’en « 1660, le duc d’York, frère du roi Charles II et futur roi Jacques II, établit la Royal African Company qui va devenir le plus grand marchand d’esclaves de l’histoire britannique, amenant peut-être 100 000 Africains captifs aux Amériques avant 1713 ».
Il est si difficile aujourd’hui de taire toute cette noirceur, qu’on ne peut que constater qu’Elizabeth a pris soin durant tout son règne de faire le tour du monde pour présenter une autre image de l’Angleterre, un pays de bisounours décrit avec empathie par des Stéphane Bern accrédités, plus sensibles à la brisure d’une porcelaine d’époque ou à la toilette des Windsor qu’au sort des anciens sujets de sa majesté aux prises avec l’héritage empoisonné de la présence britannique dans la plupart de ces pays qui n’ont jamais connu la paix depuis. Qu’on le veuille ou non, la responsabilité réelle pour les crimes coloniaux britanniques est bien réelle, avec une litanie d’atrocités, connue, bien documentée et référencée.
Voilà l’empire de sa majesté britannique dans toute sa splendeur, le reste n’est que verbiage.