Réseaux sociaux : Je t’aime, moi non plus
C’est un grand patron de presse qui « facebooke » plus vite que son ombre, pour le personnage, tout est bon pour être posté, l’anniversaire de sa chienne, une photo de lui trouvée dans le grenier des souvenirs, un film insipide vu sur Netflix.
Dans un autre registre, twitter devrait certainement décrocher le titre du meilleur twitteur de l’époque à cet avocat qui commente tout et rien jusqu’à satiété.
Sur YouTube, ce qui m’a interpellé, c’est ce jeune homme hilare qui a dépassé les 25 millions de vues rien qu’en mettant en scène ses éclats de rire débiles. Vedette malgré lui, ce Tétouanais de naissance est devenu la coqueluche des médias nationaux qui se demandent par quel miracle, un jeune mécanicien analphabète, quasiment simple d’esprit pouvait faire un tabac sur les réseaux sociaux ! Sur ces fenêtres virtuelles, les selfies ont le beau rôle, chacun se met sur son 31 pour se prendre en photo : moi, moi, moi… au point que les Québécois ont trouvé un joli mot pour remplacer selfie : « égo portrait » qui souligne bien le côté égocentrique et la valorisation de soi-même propres aux réseaux sociaux.
Poussée à l’extrême, cette selfie mania pousse de sombres individus, sans épaisseur, pauvres quidams qui n’ont rien à faire valoir que leur petitesse et un anonymat mortel, à se mettre en scène dans des vidéos qui n’apportent strictement rien si ce n’est de condamner les gens à voir la face hilare du personnage sertie de commentaires insipides.
Des réseaux sociaux qui jouent désormais le rôle de « paradis » artificiel comme celui que jouent les paradis fiscaux, à savoir l’endroit où on croit redonner à ses rapines un semblant de normalité, un lieu mythique qui confère aux vols, aux détournements et autres prévarications, bref des pratiques illégales et immorales, un parfum de pureté et une promesse d’éternité, quand ces mêmes paradis débouchent sur « le blanchiment » d’argent ! Car bien sûr, cela tout le monde le sait, l’argent peut tout, même acheter les clés du paradis.
L’âge n’y fait rien, « ces chefs-d’œuvre » de futilité qui reprennent gaiement les codes de productivisme de la société de consommation ont parfois des conséquences incalculables : des familles ont implosé, des amis se sont séparés, des gens ont disparu mais cette épreuve-là a aussi été, pour beaucoup, la révélation de ce qu’ils soupçonnaient déjà : que le vrai sens de la vie n’est peut-être pas d’employer le plus gros de son temps à s’abrutir dans un monde virtuel même si pour l’instant, la drogue est trop forte pour laisser place à l’esprit critique.
Alors qu’on devrait pourtant voir dans ces comportements l’ultime caprice de l’individualisme contemporain, surtout que ce comportement narcissique n’est pas propre aux célébrités de la mode et autres starlettes de la téléréalité, mais il émane de gens plutôt intelligents qui pensent que les autres sont avides de savoir qu’il est réellement installé dans l’avion, qu’il mange une omelette au fromage et que la statue qu’il enlace est bien la preuve qu’il est en voyage dans une capitale européenne.
C’est grave, docteur ? Pas besoin d’être un foudre de guerre en psychologie pour comprendre que cette frénésie sur les réseaux sociaux ne traduit pas autre chose qu’un immense malaise dans la société, dans toutes les sociétés, car il ne faut pas se tromper si nous sommes si présents dans le virtuel, c’est que nous n’avons plus aucune substance dans la vie réelle.
Quand on jouit d’une faible estime de soi, on peut (paradoxalement) se focaliser de manière démesurée sur l’image, que l’on renvoie aux autres. Sur le web, le regard des autres devient alors pour certains, une obsession véritablement handicapante au quotidien.
Dans une société du paraître où l’on cultive le culte de l’apparence, gare à ceux qui ne répondent pas aux normes attendues. D’autant plus que sur tous les réseaux sociaux, Facebook, Instagram, Snapchat ou TikTok, on met gracieusement à votre disposition des outils numériques pour corriger tous les défauts (supposés) de votre apparence.
Ce narcissisme fantomatique est tellement superficiel que l’on s’imagine plusieurs vies, de fausses existences que l’on offre au voyeurisme ambiant, quand ce ne sont pas des récits inventés de toutes pièces qui changent selon les interlocuteurs, les posts que lisent nos amis, les exploits que l’on présente à nos recruteurs, les photos pour en mettre plein la vue aux minettes, tout cela change selon la personne visée.
Les plateformes numériques sont devenues une vaste scène de théâtre où on se met en scène, où on joue un rôle mais attention au réveil, l’épreuve de réalité peut être très dure ! Le manipulateur se retrouve souvent dans la peau du manipulé. Cette vie de caméléon a l’inconvénient de vous mettre en danger d’être démasqué à tout moment.
On vous dira qu’avec les réseaux sociaux, on n’a jamais autant communiqué, les amis du bout du monde sont visibles en temps réel mais ce qu’on ne vous dit pas, c’est que ces liens sont foncièrement superficiels et ne débouchent sur rien, d’un seul clic, on peut avoir une armée d’amis et d’un autre clic, on peut enterrer toutes ses connaissances. Et on se désole encore de l’absence d’empathie entre les gens, ce sentiment de solitude qui éreinte les sociétés et l’agressivité ambiante des individus.
Pourquoi alors en faire toute une histoire ? Parce qu’aujourd’hui si les réseaux sociaux sont massivement utilisés pour manipuler les opinions publiques, ils ont besoin de cet « animal numérique » (vous et moi) et d’un temps de cerveau disponible pour faire leur sale boulot.
Résister, c’est d’abord comprendre le piège des algorithmes avant de se fixer des règles strictes dans l’usage des réseaux sociaux, renouer avec les principes de sagesse des relations de la vie réelle et d’accepter de vivre l’anonymat au quotidien, un monde peuplé de vedettes serait tellement insipide.
Lao-Tseu recommande d’ailleurs de cultiver l’humilité en toute circonstance : « Tous les fleuves se jettent dans la mer parce qu’elle est plus basse qu’ils ne sont. L’humilité lui confère sa puissance ».