L’âge d’or de la Sicile mauresque
Forte d’une position stratégique en Méditerranée, l’île italienne a été convoitée par de nombreux peuples au cours de son histoire. Ce fut le cas des Arabes qui, en pleine expansion, la ravirent aux Byzantins au milieu du IXe siècle pour la développer lors des deux suivants.
Par Hafid Nidane
La plus grande île de la Méditerranée exerce dès l’Antiquité un attrait indéniable sur les civilisations voisines. Elle est, tour à tour, occupée par les Phéniciens, les Carthaginois et les Grecs, avant la montée en puissance de l’Empire romain, dont elle devient une province durant sept cents ans. En 535, la Sicile passe sous domination byzantine.
Après quelques timides tentatives, les califes arabes jettent sur elle leur dévolu depuis l’Ifriqiya (actuels Tunisie et Est algérien) au milieu du IXe siècle. Il faut dire que cette terre vaste, au carrefour des civilisations méditerranéennes – byzantine, chrétienne, musulmane – est située à seulement deux jours de bateau des côtes africaines. Mais la conquête arabe de la Sicile se révèle lente, complexe et douloureuse.
Le premier fait d’armes survient avec la prise de Mazara del Vallo en 827. La conquête se termine en 965 à Rometta, soit cent trente-huit ans après ! Entre-temps, malgré la résistance des armées byzantines, les Aghlabides conquièrent Palerme, Syracuse, Taormine, Catane.
Une période de prospérité
La Sicile devient arabo-musulmane pour deux siècles et demi. Le nouveau pouvoir développe l’irrigation, rendant ainsi possibles de nouvelles cultures (canne à sucre, palmier-dattier, mûrier, coton) et une prospérité renouvelée.
Sous les Aghlabides puis les Fatimides, Palerme devient une grande capitale méditerranéenne. C’est une immense métropole de 300 000 habitants – à l’époque, Rome est dix fois moins peuplée.
La vie artistique, culturelle, littéraire y est florissante, comme le prouvent les poèmes d’Abu Al-Hassan ou les écrits d’Ibn Hamdis. La cohabitation entre chrétiens et musulmans est réelle et sans heurt majeur. Le statut des chrétiens, proche de celui des “dhimmis”, les mène à verser un impôt spécifique (“djizîa”).
Des rois normands parlant l’arabe
Palerme compte près de 300 mosquées et sert d’inspiration à l’édification du Caire, capitale de la dynastie fatimide. L’immense majorité des constructions et monuments de l’époque a disparu, mais certaines traces architecturales subsistent. C’est le cas du Palazzo dei Normanni ou palais des Normands.
A l’époque, cette fortification arabe construite au IXe siècle au cœur de la ville est appelée Alcazar. Maintes fois réaménagée par les différents pouvoirs qui s’y sont installés, elle est aujourd’hui le siège du parlement de Sicile.
L’édifice est le reflet de cette histoire complexe : fresques chrétiennes, mosaïques byzantines, calligraphies arabo-musulmanes, “muqarnas” (caissons en stalactite) typiques de l’architecture islamique. Un pur joyau !
Les émirs ne profitent pas longtemps de la prospérité et de la mise en valeur de l’île. La reconquête chrétienne s’opère dès le milieu du XIe siècle sous l’impulsion du pape. Ce dernier soutient les frères Hauteville, originaires de Normandie, qui prennent la Sicile aux Arabes en trois décennies.
Après la conquête, les rois normands ne font pas table rase du passé. Roger Ier et Roger II parlent eux-mêmes l’arabe et se dotent d’une chancellerie trilingue, en plus du latin et du grec. Les fonctionnaires arabes sont maintenus. Les pièces de monnaie portent des lettres arabes.
C’est un nouvel âge d’or pour la Sicile. Celui d’une région raffinée, modèle de tolérance, de syncrétisme et de mélanges culturels. Cette atmosphère se retrouve dans l’architecture et les productions culturelles de l’époque.
Symbiose des cultures
L’un des exemples les plus marquants est encore visité et admiré à Palerme aujourd’hui : l’église San Giovanni degli Eremiti ou Saint-Jean des Ermites. Achevé en 1136, cet édifice étonnant emprunte fortement aux codes architecturaux arabo-musulmans : coupoles rouges et hauts murs derrière lesquels se cache un jardin luxuriant.
Aussi appelé “sultan Rujari”, le roi Roger II, grand admirateur de la culture musulmane soutient les savants et artistes de toutes les confessions durant son règne, de 1130 à 1154. Son manteau d’apparat en est la manifestation la plus éclatante.
Cette cape de cérémonie a été fabriquée par des artisans, notamment arabes, au sein du palais royal. En soie rouge pour la symbolique impériale, brodée de fils d’or et de perles, son esthétisme renvoie aux codes visuels arabo-musulmans.
De part et d’autre d’un palmier-dattier stylisé, deux couples d’animaux figurent le thème mythique du prédateur saisissant sa proie, en l’occurrence un lion terrassant un dromadaire. Le bord du manteau est brodé d’une inscription en arabe à la gloire de Roger II et de sa cour. Cet objet luxueux célèbre le pouvoir de ce dernier et rappelle la victoire des rois normands sur les émirs. Il rend aussi parfaitement compte de la symbiose entre les cultures et de l’héritage arabo-musulman en Sicile.
Cuisine, architecture et paysages en héritage
Encore aujourd’hui, le voyageur curieux ou l’amateur d’art se délecte des traces arabo-musulmanes en Sicile : des traditions culinaires (à l’instar du fameux couscous local à base de poisson) aux vestiges architecturaux, en passant par les effets des cultures introduites par les Arabes dans le paysage. La grande île italienne est définitivement au carrefour des cultures méditerranéennes.