Tunisie. La « consultation nationale » se dirige-t-elle vers un flop ?

 Tunisie. La « consultation nationale » se dirige-t-elle vers un flop ?

Des tentes fleurissent partout en Tunisie où des bénévoles et des professionnels s’emploient à inciter les citoyens à participer à la « e-istishara »

A quatre jours de sa clôture, malgré les moyens considérables mobilisés, la consultation populaire nationale voulue par Carthage est en passe de se solder par un échec retentissent, avec à ce jour environ 400 mille participants sur les 3 millions escomptés par le nouveau pouvoir.   

Scène quelque peu surréaliste, le président de la République Kais Saïed recevait hier 15 mars son ministre de l’Intérieur Taoufik Charfeddine, avec notamment à l’ordre du jour selon la présidence « la nécessité de surmonter les obstacles fomentés contre la consultation nationale ».

Pour les non-initiés à la logique du président Saïed, la phrase peut paraître incompréhensible, d’autant que l’homme détient depuis près de 8 mois la totalité des pouvoirs exécutifs, judiciaires, législatifs et constituants. Sauf qu’à en croire le logiciel complotiste du Palais, des forces indéterminées sabordent tous les efforts de ce mandat révolutionnaire.

Même son de cloche en recevant ce soir mercredi la cheffe du gouvernement Najla Bouden : une main invisible « veut saper la volonté du peuple et l’empêcher de participer à la consultation, de peur que la vérité éclate ».

 

Un acharnement logistique

« Avons-nous le droit, en tant que contribuables, de connaître le coût de la campagne pour la grande consultation populaire nationale jamahirienne (référence à la Libye de Kadhafi, ndlr) ? », s’interroge le député suspendu Hichem Ajbouni.

« Ministres, gouverneurs, délégués, administration, et même des organismes publics ont été réquisitionnés en vue de sa réussite, au détriment d’autres priorités bien plus importantes (…). Entreprises privées furent appelées à la rescousse, des tentes évangélisantes installées un peu partout dans le pays, des spots télévisés ainsi qu’un harcèlement téléphonique des citoyens (…), l’abaissement de l’âge minimum requis à 16 ans pour y participer… Tout cela n’a pas suffi à l’issu de deux mois de tapage à mobiliser ne serait-ce que 6% du corps électoral, soit moins des 600 milles personnes qui avaient voté pour Kais Saïed au premier tour de la présidentielle de 2019 », constate l’élu qui prédit que cet échec sera une fois de plus imputé aux « traitres », aux « vendus », et autres « collabos » et « officines obscures », autant de vocables habituels du jargon conspirationniste cher à la présidence.

Ancrée dans des temps anciens, la présidence, ou du moins les rédacteurs anonymes du contenu de ladite consultation adressée en priorité aux jeunes, n’ont visiblement pas conscience de la notion d’« attention span » ou temps de concentration moyen du jeune de 2022 nourri aux réseaux sociaux, et plus généralement du citoyen tunisien lambda.

Car prendre part à la e-istishara, c’est devoir répondre à des dizaines de questions, réparties sur 6 volets qui touchent à des sujets aussi vastes et complexes que l’économie, la croissance, la digitalisation, l’éducation et la culture, la qualité de vie et l’écologie, le social, et, cerise sur le gâteau, le régime politique, probablement la motivation principale de l’opération censée légitimer un changement de régime au nom de la volonté du « peuple souverain ». Autant dire que l’exercice requiert un quotient intellectuel plutôt élevé, et beaucoup de temps libre !

Dans un rapport incendiaire, l’ONG de vigilance I-Watch appelle ce soir les Tunisiens à boycotter la consultation, expliquant entre autres qu’elle met en danger leurs données personnelles.

Autre volet de la convocation hier soir du ministre de l’Intérieur : « la nécessité de poursuivre en justice les responsables de la fuite et de la falsification de documents ayant trait à la sécurité nationale », allusion au leak d’un courrier présumé adressé le 7 mars dernier par le président Saïed au président algérien Abdelmdajid Tebboun. Un texte dont il est difficile de vérifier la véracité, où Saïed se justifierait du récent vote de la Tunisie à l’ONU pour le retrait des forces russes d’Ukraine, une résolution à laquelle l’Algérie s’était abstenue de voter.

 

L’imposture du « péril imminent »

Pour la militante associative Yosra Frawes, nous assistons à l’extension incessante et très commode du domaine du « péril imminent » en vertu duquel le président Saïed avait invoqué l’article 80 de la Constitution.

« On nous a d’abord vendu l’idée selon laquelle le péril imminent était la situation sanitaire. Ensuite il s’est avéré que le péril imminent serait les Frères musulmans, leur mainmise sur l’Etat, et l’impossibilité de débattre au Parlement. Mais on a commencé à comprendre par la suite que le péril imminent, c’est le pouvoir judiciaire : c’est comme cela qu’a été dissout le Conseil supérieur de la magistrature. Mais en fait non, le péril imminent, ce sont les associations : une loi est en préparation pour encadrer leur financement et la société civile. Demain le péril imminent ce sera à n’en pas douter les médias. Plus tard, le péril imminent, ce sera peut-être le peuple tunisien lui-même… », ironise-t-elle.

Que la consultation référendaire réussisse ou non à mobiliser d’ici dimanche des centaines de milliers de personnes, le pouvoir tunisien sait qu’il n’a pas réellement besoin de cet alibi pour légitimer son agenda : comme tout pouvoir autocratique, l’argument imparable de l’ennemi intérieur lui garantit de durer indéfiniment.

 

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