Ukraine – Tunisie : deux destinées croisées

 Ukraine – Tunisie : deux destinées croisées

Révolution orange, révolution de la Dignité, mouvements réactionnaires, restauration, contre-révolutions, Maïdan, soubresauts démocratiques, corruption endémique, nostalgie des anciens régimes… A la lecture attentive des deux dernières décennies d’Histoire des deux pays, difficile de ne pas être frappé par les similitudes saisissantes entre l’Ukraine et la Tunisie, toutes proportions gardées.

Décembre 2010 – janvier 2011, lorsqu’éclatent les évènements de ce qu’on appellera, plus tard, le Printemps arabe, il n’a pas échappé d’emblée à de nombreux politologues et historiens que si la Tunisie est le point de départ des révolutions arabes, ce séisme avait d’abord secoué, sur une échelle plus vaste encore, d’autres terres d’Orient, Place Maïdan, à Kiev, dès 2004 – 2005. Un tabou y était en effet déjà tombé, coïncidant à l’époque avec les balbutiements de la digitalisation des médias et la naissance des réseaux sociaux.

Si bien que pour les pourfendeurs de la thèse de la spontanéité de ces révoltes, le terme « révolutions colorées » faisait écho à l’appellation parfois connotée péjorativement de révolution du Jasmin. Des qualificatifs « softs », qui sous-entendent qu’une main invisible, occidentale, serait en réalité à la manœuvre.

Pour Jean-Christophe Victor auteur des Dessous des cartes – Atlas géopolitique, « les organisations Pora et Znayu, proches du mouvement Otpor qui avait réussi à faire chuter l’ex-président serbe Slobodan Milosevic en juillet 2000, déjà impliqué dans la révolution des Roses géorgienne de décembre 2002, seraient elles-mêmes alimentées par des organisations occidentales, telles le Konrad Adenauer Institut, proche de la CDU, l’Open Society Institute de George Soros, le National Democratic Institute for International Affairs, proche du parti démocrate américain et la Freedom House, proche du gouvernement américain ». Selon le journal britannique The Guardian, le gouvernement des États-Unis a dépensé 14 millions de dollars pour aider à la logistique de la révolution orange, et plusieurs autres organisations américaines, notamment le parti démocrate et le parti républicain, y ont contribué.

Intervenues après-coup en Tunisie en venant en aide financièrement aux ONG et à la société civile tunisienne, l’Open society, Konrad Adenauer Institute tout comme Freedom House ont également formé des médias, des blogueurs et des cyberactivistes en Tunisie à partir de 2011. Cependant la comparaison s’arrête là, si l’on considère que la révolte populaire en Tunisie était manifestement davantage spontanée, initialement moins encadrée.

 

Des révolutions inachevées

Au-delà de ce premier aspect évident du déclenchement similaire des révolutions ukrainienne et tunisienne, des mouvements qui se sont dressés dans les deux cas contre le présidentialisme, le népotisme et la corruption, c’est la suite des évènements respectivement entre 2005 et 2014 en Ukraine et entre 2011 et 2021 en Tunisie, qui comprend des recoupements plus fascinants de par l’universalité de leurs déterminismes et de leurs chronologies.

Au lendemain de la révolution orange, Viktor Iouchtchenko fut élu en 2004 grâce à une coalition politique réalisée avec le parti de Ioulia Tymochenko, égérie de la révolution nommée Premier ministre en 2005 et portant de grands espoirs de changement. Mais l’entente entre le président et la Première ministre s’est très rapidement dégradée à cause de divergences d’opinions dans la ligne à suivre pour réformer le pays. Dès septembre 2005, Ioulia Tymochenko a été limogée par Viktor Iouchtchenko, alors que la popularité de ce dernier diminuait à son tour rapidement. Des querelles qui vont ouvrir un boulevard au retour au pouvoir des forces pro russes dès 2010, la nouvelle Constitution de 2004 ayant mis en place un régime instable.

La troïka islamistes d’Ennahdha, CPR, et socialistes d’Ettakatol au lendemain de la révolution tunisienne a vite connu des tensions analogues à s’y méprendre : là aussi la cohabitation forcée qui en a résulté fut d’abord imputée à la mini Constitution, puis ouvert la voie aux nostalgiques de Nidaa Tounes, eux-mêmes embourbés plus tard dans un système politique mixte qui n’aura jamais permis une gouvernance efficace.

 

Présumée « seconde révolution », ou la « révision / rectification » des processus révolutionnaires

Vint ensuite la révolution ukrainienne de 2014, également dénommée révolution de Maïdan, en référence à la Place centrale de Kiev, ou encore « révolution de la Dignité », homonyme notoire de la révolution de 2011 en Tunisie.

Cette fois la « deuxième révolution » a lieu à la suite d’émeutes à Kiev, capitale minée par la crise économique, après que le président ukrainien eut donné l’ordre d’évacuer la place de l’Indépendance. Ce qui a conduit à la destitution de Viktor Ianoukovitch, président d’Ukraine en exercice ouvertement pro russe, et à la nomination de Oleksandr Tourtchynov en tant que président intérimaire. Un gouvernement pro-européen dirigé d’abord par Oleksandr Tourtchynov puis par Arseni Iatseniouk sera nommé dans la foulée.

Les huit années qui vont suivre jusqu’en 2022 vont être vécues par Moscou (qui avait cru reprendre la main sur l’Ukraine en 2010) comme un affront, une escalade qui culmine avec l’élection de Zelensky en 2019.

Dès son élection fin 2019, le président de la République Kais Saïed revendique un projet de réhabilitation de la révolution de 2011 « fourvoyée par l’ensemble de la classe politique » y compris islamiste, sans être pris au sérieux dans un premier temps. « C’est un moment historique, l’explosion révolutionnaire qui avait secoué le monde le 17 décembre 2010 va reprendre ses droits », commente-t-il sa propre élection devant un Parlement qu’il suspendra 1 an et demi plus tard, à l’aide d’un blindé militaire.

Parmi les pro Saïed qui ont manifesté le 25 juillet, Place du Bardo, certains ont déchanté depuis : ils attendent l’avènement d’un leadership qui éradiquerait plus radicalement encore les forces politiques et les institutions post 2011, à la façon d’un bulldozer russe que l’on voit en action aujourd’hui. D’aucuns ne cachent pas d’ailleurs leur admiration pour l’homme fort du Kremlin, estimant à la faveur d’une vision essentialiste que « certains peuples nécessitent d’être dirigés par un homme à poigne ».

Toutefois, si les dés sont jetés en Ukraine où le monde se prépare à une guerre s’installant dans la durée, c’est le manque de visibilité qui prédomine sur la scène politique tunisienne, au moment où se multiplient les procès militaires contre les civils, avec notamment l’incarcération le 2 mars de l’ancien bâtonnier des avocats, Abderrazek Kilani, accusé d’avoir incité les forces de l’ordre à la rébellion.

A Tunis comme à Kiev, l’Histoire qui s’écrit sous nos yeux nous rappelle que le temps des révolutions est avant tout un temps long, fait de volte-faces, de sombres rebondissements, mais aussi de brusques régressions où les démocraties doivent parfois reculer pour mieux sauter.

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