Point de vue – Démocratie : l’interminable litanie de l’apprentissage
On n’arrête pas de suivre en Tunisie depuis plus d’un demi-siècle les voies bifurquées de l’apprentissage de la démocratie. Chaque président a sa manière professorale de dicter sa conception de l’apprentissage. Celui qui a le moins à gagner, c’est l’apprentissage lui-même.
Il faut croire que la Tunisie a un problème viscéral avec « l’apprentissage de la démocratie », lié à ses dirigeants, et même à son peuple. On désire tellement la démocratie, qu’on la repousse aussitôt à la moindre occasion. Les dirigeants du pays ne conçoivent la démocratie que dans les livres ou dans les cieux occidentaux. Ils ont du mal à s’adapter à ses exigences, à sa complexité, à ses nuances, à jongler entre la sécularisation nécessaire qu’elle impose et l’appel des profondeurs à la tradition et à l’islam. Ils ont encore du mal à concilier entre l’ordre et la liberté. Le peuple lui-même veut la démocratie, mais une fois à sa portée, il réclame aussitôt avec force le retour à l’ordre et à la sécurité, ou encore à l’ancien régime, pour ne pas dire à l’islam traditionnel.
La démocratie est luxe, agitation et chaos, surtout en période de crise économique et sociale. Le marginal n’a même pas envie de faire l’apprentissage d’une démocratie qu’il ne connait que par ouï-dire. Pour l’analphabète (près de deux millions en Tunisie), la démocratie relève des phénomènes extra-terrestres. Le comble, c’est qu’au lieu de guider leurs peuples vers un mieux-être démocratique, les dirigeants se laissent guider par eux, et par les forces du déclin. Immuable et changeant à la fois, le malaise dans l’apprentissage de la démocratie est toujours là. Il prend seulement des formes différentes selon la conjoncture. La démocratie n’a pourtant établi son siège ni dans le formalisme constitutionnel, trop invoqué, ni dans la tradition-refuge, ni dans l’illumination factice des extra-lucides. On le savait avec Tocqueville : pas de démocratie sans mœurs et pas de mœurs démocratiques sans mœurs démocratiques, c’est-à-dire sans apprentissage.
Sous Bourguiba, la démocratie était une question de développement, d’éducation et de progrès civilisationnel. Elle était unilatéralement perçue comme étant prématurée. Le peuple est encore traditionnel, plein de préjugés. Tout apprentissage était interdit en haut lieu, mais plus moins toléré dans la clandestinité ou dans certaines courtes périodes de tolérance ou dans la presse des partis. Mais Bourguiba avait le mérite de la franchise. Il ne croyait pas en la démocratie dans cette étape de construction, comme l’explique le système de parti unique ou la présidence à vie (écourtée de son vivant par un coup d’Etat). Mais, les choses étaient claires pour lui, sans l’ombre d’un doute. Il a certes été tenté une fois par le pluralisme en 1981, mais pour se raviser aussitôt, revenant à ses premiers sentiments.
Sous Ben Ali, la démocratie était proclamée dans un style hypocrite et rébarbatif, comme une question d’apprentissage, évoquée avec lassitude dans ses discours, avec un grand culot même. Mais on ne pouvait surtout pas en faire l’apprentissage sous la dictature. C’est la politique du clair-obscur. Lui, l’officier martial, qui a accédé au pouvoir sur un coup d’Etat, voyait les islamistes d’Algérie noyauter la Tunisie. L’homme de renseignement connaissait bien les réseaux islamistes et leurs manigances permanentes. Ils profiteraient de la démocratie aux premiers instants. Comme Saddam, qui disait que la démocratie en Irak donnerait une guerre civile entre kurdes, sunnites et chiites. Peuples qui étaient de toute façon regroupés par la voie dictatoriale, comme l’URSS autrefois. Ben Ali devait jongler en tout cas entre les desiderata des puissances occidentales, l’apaisement sécuritaire du peuple, et le business des proches et clients. Un peu de pluralisme parlementaire contrôlé par-là, un peu de presse indépendante sous surveillance par-ci, beaucoup de répression coiffant le tout. Comme Bourguiba, il est loin d’avoir fini dans une retraite confortable, comme celle que connaissent les démocrates. La liberté, quelle que soit sa justification, ne s’accommode pas toujours du mutisme illégitime du pouvoir. Et « l’apprentissage » verbal a fini par tuer l’apprentissage réel.
Sous Saied, l’apprentissage de la démocratie est lui-même « mauvais ». Il est le fait d’islamistes terroristes, et des corrompus de tout acabit. Il faut alors refaire le bon apprentissage, le juste, le vrai et le légitime, décrété par les soins du coup de force d’un « visionnaire » induit en erreur par sa vision, dont l’objectif déclaré est de rectifier le processus de la révolution et de la démocratie. Quitte à reporter l’apprentissage aux calendes grecques ou à en transformer la nature. La démocratie profite trop aux riches complotistes alors que les pauvres, exploités par les corrompus, crèvent de faim. C’est le discours incantatoire qu’ont connu toutes les dictatures. Peuples optimistes, contentez-vous de la liberté d’expression, je confisque les pouvoirs pour mieux vous servir, pour mieux vous surveiller. L’apprentissage de la démocratie se transfigure du coup en art institutionnel, l’art de confondre la liberté et l’autorité, à défaut de les concilier.
Continuons à rêver la démocratie, continuons à la vouloir parfaite et pure dès sa mise en marche. Elle ne doit surtout pas tomber en panne ou se heurter à des obstacles insurmontables. Il ne faut pas reproduire l’expérience des vieilles démocraties, qui ont vu la démocratie tomber et ressusciter plusieurs fois durant des siècles, même contre le fascisme. Nous, on est béni des dieux. On est censé faire la démocratie d’un coup, sans passer par des transitions inutiles et factices, fût-ce en « forçant » les choses par de jolis « coups ».
Il faut sans doute développer d’abord, comme l’aurait dit Bourguiba, ou sécuriser d’abord, selon les « vœux » de Ben Ali, ou purifier d’abord la société et les institutions des mains des corrompus, selon l’illuminé solitaire Saied. Nos dirigeants savent mieux que quiconque ce que « apprentissage » veut dire, comme le montre la chute brutale de la plupart d’entre eux.
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