Tunisie. Kais Saïed en mission impossible à Bruxelles ?

 Tunisie. Kais Saïed en mission impossible à Bruxelles ?

Le président de la République Kais Saïed effectue les 17 et 18 février courant une visite à Bruxelles pour participer aux travaux du 6e Sommet commun entre l’Union européenne et l’Union africaine. S’il veut y convaincre de nouveaux bailleurs de fonds, il devra notamment faire oublier ses récentes déclarations hostiles aux démocraties occidentales « donneuses de leçons ».

 

Il s’agit là du premier déplacement à l’étranger du chef de l’Etat depuis le coup de force du 25 juillet 2021. De longs mois de sédentarité qui ont alimenté les spéculations sur les motivations « paranoïaques » pour les uns, « d’isolement subi » pour les autres, de celui qui détient désormais tous les pouvoirs, exécutif, législatif, judiciaire, et constituant, au nom de l’état d’exception.

Selon un communiqué de la présidence de la République, le chef de l’État tiendra au cours de cette visite une série de rencontres avec des dirigeants de pays européens et africains ainsi que de hauts responsables de l’Union européenne et l’Union africaine.

 

Les questions qui fâchent

Le périlleux exercice a commencé dès sa descente de voiture où Saïed a été interrogé par la presse internationale à l’affut des déclarations, en marge du défilé de la quarantaine de chefs d’Etat ou de gouvernement participant à l’évènement.

A la question « quelles sont vos attentes pour ce sommet ? », le président Saïed répond dans le style elliptique dont il est coutumier : « Ouvrir de nouvelles perspectives avec l’Union européenne et avec le monde entier… Nous sommes entrés aujourd’hui dans une nouvelle phase de l’Histoire. Il nous faut de nouvelles idées, il nous faut également de nouveaux concepts ».

« Quelles nouvelles idées ? », rétorque, incrédule, une journaliste. « Permettre à la société civile, qualifiée ainsi depuis le 18ème siècle, d’être un acteur politique actif… Ce n’est plus la définition qu’en avait donné Hegel ou Gramsci, ou de n’importe quel autre philosophe… Soyons au rendez-vous avec cette nouvelle phase de l’Histoire », reprend Kaïs Saïed.

Le président n’a pas le temps de faire quelques pas de plus qu’une autre journaliste africaine lui demande : « Que répondez-vous à vos opposants qui vous accusent de dérive dictatoriale ? ». « Comme a dit un jour le général De Gaulle, ce n’est pas à cet âge que je vais commencer une carrière de dictateur », esquive-t-il.

« Mais il n’y a pas de débat politique possible », l’interrompt la journaliste. « Il y a des issues, des pourparlers, des négociations… Je suis constitutionnaliste, je peux qu’appeler à l’Etat de droit et des institutions », abrège-t-il à son tour.

« Nous devons examiner les causes qui nous ont conduit à cette situation de dégradation depuis 60 ans d’indépendance, et en discuter d’égal à égal », a-t-il repris en arabe littéraire, avant de répondre à une dernière question sur ses rapports avec le Roi du Maroc : « Nous sommes frères, nous n’avons pas besoin de déclarations ».

 

Un credo aux contours flous

A quoi fait allusion le président tunisien lorsqu’il parle de concepts novateurs ? Et que désigne-t-il au juste par « société civile » ? Ce n’est pas la première fois que Saïed évoque l’« Histoire » et l’« Humanité », parmi d’autres invocations aux accents grandiloquents pour celui qui découvre ce credo et pour qui il semble que le leader tunisien veut réinventer la roue. Si bien que les bénévoles de la « campagne explicative » peinent à expliquer aux médias nationaux, et que la campagne explicative nécessite elle-même une explication, ironise-t-on en Tunisie.

Mais au gré des sorties des idéologues et du président lui-même, nous savons que le mystérieux projet inspiré du mutuellisme de Proudhon à la sauce souverainiste locale repose entre autres sur rien de moins que la fin des corps intermédiaires, le bannissement de la démocratie représentative parlementaire, et la refondation « par le bas » (d’où l’appellation « al nidham al-qaïdi »), sorte d’inversion de la pyramide du pouvoir. Sauf que cette inversion implique une opportune concentration des pouvoirs aux mains d’un seul homme, lui-même incarnation du peuple et de « ce que veut le peuple ».

« Le président Kais Saïed n’a clairement plus l’intention d’engager des pourparlers avec le Fonds monétaire international », a conclu le député Hatem Mliki, qui commentait hier soir la visite de Saïed à Bruxelles. Un constat partagé en partie par l’économiste Ezzedine Saïdane, pour qui l’actuel pouvoir tunisien ne s’est donné aucun gage de réussite en vue d’obtenir un accord avec le FMI. Or, un deal avec ce dernier est une condition sine qua non pour une sortie supplémentaire sur les marchés financiers internationaux.

Reporté de deux années suite à la pandémie de Covid-19, ce sixième sommet réunissant l’Union européenne et l’Union africaine se tient pour rappel quelques semaines seulement après que la France ait hérité de la présidence semestrielle tournante de l’UE. L’occasion pour Paris de se poser comme le moteur européen de la refondation des relations entre les deux continents.

Une refondation dont le président Emmanuel Macron se veut le héraut depuis son arrivée à l’Elysée, en 2017, et qui passe par la réaffirmation de la prédominance de l’alliance de l’Europe avec le continent africain, domaine gardé qu’il s’agit de conserver face au bulldozer économique et financier chinois et aux appétits d’autres puissances émergentes.