Avec la dissolution du CSM, la Tunisie désormais sous régime totalitaire ?

 Avec la dissolution du CSM, la Tunisie désormais sous régime totalitaire ?

Tard dans la nuit du 5 au 6 février, le président de la République Kais Saïed a décrété de façon unilatérale la dissolution immédiate du Conseil supérieur de la magistrature (CSM). Une annonce faite depuis le ministère de l’Intérieur. Tout un symbole.

Du point de vue de la forme, le président Saïed renoue avec une typologie de réunions qu’il affectionne : le déplacement physique au siège du ministère de l’Intérieur, avec convocation des directeurs généraux et hauts cadres de la sûreté, aux alentours de minuit.

Le nouveau régime autoritaire qui se met progressivement en place en démantelant une à une les institutions élues affiche également un goût pour les dates clés de la décennie écoulée. Ainsi le 25 juillet dernier, date notamment de la commémoration de l’assassinat du député nationaliste Mohamed Brahmi, avait été choisi pour s’octroyer les pleins pouvoirs et suspendre les activités du Parlement à l’aide d’un blindé. Le 6 février, date de commémoration de l’assassinat du leader de la gauche Chokri Belaïd, a été retenu cette fois pour dissoudre cette fois le CSM, une décision présentée par Saïed comme étant « une demande du peuple, qui est dans son droit ».

Quelques heures auparavant, le ministère de l’Intérieur venait de réitérer l’interdiction de manifester en vertu de la situation sanitaire, après que des opposants au coup de force de Saïed aient annoncé leur intention de braver cette décision pour manifester aux côtés des militants pro vérité dans l’affaire Belaïd. Dans sa longue allocution au ministère, Saïed a de facto fait annuler ladite interdiction, en incitant ses propres partisans à manifester, étant donné que « la situation sanitaire s’est améliorée », a-t-il avancé. Un cafouillage est caractéristique du mode de gouvernance populiste consistant à récupérer tout mouvement de contestation, quitte à recourir aux contre-manifestations pro pouvoir.

En octobre 2021, le président Saïed avait déjà convoqué le président du CSM, Youssef Bouzakher, pour lui annoncer que « 1,8 million de Tunisiens » avaient manifesté pour soutenir les dispositions du 25 juillet, et que par conséquent le CSM devait se plier aux requêtes de Carthage. Bien que ce chiffre ahurissant avait été à l’époque démystifié (3 à 5 mille Tunisiens avaient en réalité manifesté), le Palais n’a jamais rectifié ses propos.

 

Un règlement de comptes en partie personnel

« Tout comme j’avais respecté la loi au moment où un membre de ma famille avait été muté par le CSM, il est temps pour ce Conseil de se plier à la loi et d’être dissout », a insinué le président Saïed. Une allusion à son épouse, la juge Ichraf Chebil, mutée à Sfax en novembre 2020. Une mutation à laquelle la Première dame s’était opposée.

Au chapitre des motifs invoqués par le chef de l’Etat pour le démantèlement du CSM, le fait que le Conseil se serait montré passif s’agissant de la réforme de la magistrature et la lutte contre la corruption de ses pairs. Dans son communiqué publié hier dimanche en réponse au président Saïed, le CSM rétorque qu’affirmer qu’il est du ressort du Conseil de statuer sur des affaires judiciaires en cours est de l’ordre de la tromperie et de la mystification publiques, rappelant que ses attributions ne concernent que le parcours professionnel et disciplinaire des magistrats.

En juillet 2021, sous la pression d’une partie de l’opinion publique, le CSM avait suspendu le puissant juge Béchir Akremi, ancien procureur de la République près le Tribunal de première instance de Tunis, suspecté d’avoir été proche du courant conservateur. Trop peu trop tard pour Carthage, d’autant que cette suspension a été invalidée entre-temps par le Tribunal administratif pour vice de forme.

 

Relire Montesquieu

« Je vous appelle à relire l’œuvre de Montesquieu. La magistrature n’est pas un pouvoir à part entière mais une haute fonction au sein de l’Etat », martèle Kais Saïed depuis plusieurs mois. En mettant la main sur le dernier rempart de ce qui restait du pouvoir judiciaire indépendant, l’exécutif détient et concentre dorénavant entre ses mains quatre pouvoirs, avec l’adjonction des pouvoirs législatif, judicaire et constituant.

Dans le déni dans un premier temps, des membres du CSM ont affirmé hier soir que les forces de l’ordre stationnées aux abords de leur siège « sont là pour les protéger, à leur demande », et non pour leur barrer l’accès. Avant de se rendre à l’évidence ce matin.

Depuis le début février, le pouvoir tente par ailleurs une percée sur le terrain d’un autre pouvoir : celui de la société civile, au nom de la lutte contre le blanchiment d’argent. Une fuite des canaux de la présidence du gouvernement Bouden révèle en effet un projet de décret censé régir les associations et ONG.

Le nouveau texte confierait à l’administration toute latitude pour suspendre ou mettre fin à l’activité d’une association suite à un simple avertissement. Plus question de faire intervenir la justice et de donner une chance à l’organisation suspectée de dépassements de se conformer à la loi.