Des intellectuels italiens appellent au retrait du doctorat honorifique à Kaïs Saïed

 Des intellectuels italiens appellent au retrait du doctorat honorifique à Kaïs Saïed

La nouvelle fait la Une de plusieurs grands médias italiens, mais fait l’objet d’une certaine omerta sur le plan national en Tunisie : plusieurs dizaines d’intellectuels italiens ont signé une tribune appelant à retirer le doctorat honoris causa au président tunisien Kaïs Saïed qui lui avait été décerné l’an dernier à Rome.

Parue d’abord dans al Quds al Arabi puis dans La Stampa, puis aujourd’hui dans il Manifesto dans son édition du 22 janvier, la tribune ne cesse de prendre de l’ampleur. Car c’est probablement ce dernier qui a le plus grand impact symbolique au-delà des frontières italiennes. Il Manifesto est en effet un prestigieux journal créé à l’origine en 1969 comme une revue politique fondé par une frange dissidente du Parti communiste italien, connue pour son action militante anti fasciste.

Les termes choisis en titre par il Manifesto sont également lourds de sens : « al presidente golpista », ce qui signifie littéralement « le président putschiste », suivi de l’injonction « retirez-lui cet honneur ! ».

 

Un timing malheureux, synonyme de caution morale

Rappelons que le 16 juin 2021, l’Université La Sapienza de Rome avait décerné au président Kais Saïed un doctorat honoris causa, en droit romain, théorie des systèmes juridiques et droit privé du marché. À peine un mois plus tard, celui-ci menait un coup de force contre la jeune démocratie tunisienne. À l’occasion de l’anniversaire de la révolution de janvier 2011, des universitaires italiens adressent une lettre ouverte aux autorités académiques de La Sapienza lui demandant de retirer ce titre honorifique au président tunisien.

Car, ironie du sort, dans les motifs de cette reconnaissance, on pouvait lire qu’elle a été accordée à Kaïs Saïed pour sa contribution à l’élaboration de la Constitution tunisienne de 2014 et « sa contribution décisive, scientifique et institutionnelle, à la cause du dialogue entre les divers systèmes juridiques dont le droit romain est la matrice historique essentielle, fondée sur le respect réciproque et la valorisation des droits humains ». Une qualification devenue caduque, voire un contre-sens absolu, lorsque l’on sait que, depuis, Saïed a entrepris le démantèlement méthodique et décomplexé de cette même Constitution. Hier encore, le 19 janvier, le Palais a décidé par décret de retirer aux 45 juges membres du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), plus haute autorité judiciaire du pays, leurs salaires et leurs privilèges. Une mesure qui vient parachever la volonté de mainmise sur l’ensemble des pouvoirs, y compris judiciaires.

L’application outrancière, le 25 juillet 2021, de l’article 80 de la Constitution de 2014, avait suspendu les activités du Parlement, dissous le gouvernement, révoqué l’immunité des membres du Parlement, annoncé la préparation d’autres décrets et déclaré que le président de la République lui-même désignerait les membres du gouvernement et présiderait le Conseil des ministres.

« Des décisions qui entrent nettement en conflit avec les principes de la démocratie constitutionnelle proclamée dans la Constitution tunisienne de 2014 », précise ladite tribune.

« Plusieurs représentants civils de l’opposition ou critiques même modérés du nouvel ordre politique imposé par Saïed, parmi lesquels des avocats et des parlementaires, ont été traduits en justice devant un tribunal militaire et détenus. Divers organismes tunisiens, dont le Syndicat National des Journalistes Tunisiens, ont déjà lancé l’alarme sur les conséquences que ces résolutions pourraient avoir sur la liberté de la presse et de l’opinion », poursuit le texte.

Le président tunisien a par ailleurs adressé des discours très conciliants aux forces armées, en cherchant leur approbation et leur soutien et en tirant profit des manifestations de protestations contre les partis politiques qui n’ont certes pas été capables de satisfaire les revendications sociales, économiques et politiques représentant la base de la révolution de 2010.

« De plus, le 10 décembre, le président Saïed a déclaré que « le problème en Tunisie aujourd’hui résulte de la Constitution de 2014 (…) Il s’est avéré que cette Loi fondamentale n’est plus valable et qu’on ne peut poursuivre sa mise en œuvre car elle est dépourvue de toute légitimité. » Trois jours plus tard, il a annoncé la création d’une commission dont la mission est de rédiger une nouvelle constitution qui sera approuvée dans un référendum le 25 juillet 2022 », argumente la requête italienne de retrait de la distinction honorifique.

« Tout cela porte de sérieux doutes sur l’opportunité que les autorités académiques italiennes accordent une distinction au président tunisien. Sans prétendre que celles de la Sapienza pouvaient prévoir ce que Kaïs Saïed allait faire le 25 juillet qui a suivi l’attribution du doctorat honoris causa, deux faits sont bien réels ».

Pour ensuite parachever son argumentation en trois points :

« Premièrement : dès son accession à la présidence de la République tunisienne, le conservatisme autoritaire, qui caractérise les positions politiques de Kaïs Saïed et qui s’est exprimé dans son refus de promulguer des lois approuvées par l’Assemblée des représentants du peuple et dans son auto-proclamation comme commandant suprême de toutes les forces armées, était notable.

Deuxièmement : la dérive autoritaire imposée à la Tunisie aujourd’hui est évidente, sous les yeux de tous. Ce nouveau scénario, qui va sûrement miner gravement les résultats acquis depuis la révolution de 2010 de laquelle est issue la Constitution aujourd’hui remise en question par Saïed, ne peut être ignoré de l’autorité académique qui a accordé une importante distinction à Kaïs Saïed.

Pour cette raison, nous pensons qu’il serait souhaitable de retirer cette distinction au président tunisien et d’engager l’université italienne et l’opinion publique italienne et internationale à défendre les droits fondamentaux que le peuple tunisien s’est conquis en 2010, à un coût humain considérable, en chassant le dictateur Ben Ali et en faisant avancer la Tunisie sur la voie de la démocratie constitutionnelle », conclut le document.

Les 20 premiers signataires sont :

Domenico Gallo, Presidente di Sezione emerito Corte di Cassazione
Gustavo Gozzi, Université de Bologne
Domenico Quirico, journaliste de La Stampa
Angelo Stefanini, Université de Bologne
Fulvio Vassallo Paleologo, Université de Palerme
Riccardo Bellofiore, già docente Università di Bergamo
Wasim Dahmash, Université de Cagliari
Alberto Savioli, Université de Udine
Luca Baccelli, Université de Camerino
Gianni Del Panta, École Normale Supérieure, Florence
Enrico Pulieri, SOAS, Londres
Luciano Nuzzo, Université de Rio de Janeiro
Gennaro Gervasio, Université Rome III
Lorenzo Bianchi, Université de Turin
Stefano Cremonesi, Durham Université
Gino del Ferrero, New York Université
Mario Martone, King’s College Londres
Marco Meineri, École Polytechnique Fédérale de Lausanne
Michelangelo Preti, King’s College Londres
Cinzia Nachira, Université du Salento