Tunisie. Comprendre l’arrestation de Noureddine Bhiri
Le 31 décembre 2021 à 8h00 du matin, alors que le député, vice-président d’Ennahdha et ex ministre de la Justice, Noureddine Bhiri, sort de son domicile accompagné de son épouse l’avocate Saïda Akremi qui conduisait leur véhicule, au moins deux véhicules SUV banalisés leur barrent la route.
D’après des témoins oculaires de la scène, la conductrice est brutalisée au moment où elle tente de s’interposer, tandis que son époux est emmené vers une destination inconnue à ce jour. Pour l’opposition aux mesures d’exception du président Kais Saïed ainsi qu’une partie de la société civile tunisienne, il s’agit d’un cas caractérisé de disparition forcée, un crime passible de poursuites pénales internationales, « une opération de barbouzes qui replonge la Tunisie plusieurs décennies en arrière ».
Saïda Akremi a refusé de signer un document prérequis pour visiter son mari à l’hôpital
Un autre individu a été assigné à résidence le même jour. Il s’agit de Fathi Baldi, ancien collaborateur au ministère de l’Intérieur d’Ali Larayedh, et dont le père (Fadhel Baldi) fut longtemps le compagnon de cellule de Rached Ghannouchi.
D’après plusieurs sources que nous avons pu recouper ce weekend, le numéro 2 d’Ennahdha aurait été emmené dans un « lieu de détention civil », une résidence privée confisquée par l’Etat après la révolution, située à Manzel Jemil (gouvernorat de Bizerte) à une cinquantaine de kilomètres de la capitale. Souffrant de plusieurs maladies chroniques, le politicien de 63 ans a été transféré dimanche à l’hôpital universitaire de Bougatfa à Bizerte, encerclé par un important dispositif d’une centaine de policiers. Selon certaines sources, il aurait subi un malaise cardiaque après s’être abstenu de s’alimenter et serait actuellement en service de réanimation.
Le pourquoi du timing
Pour plusieurs observateurs de la scène politique tunisienne, cette démonstration tapageuse plus de 5 mois après l’état d’exception décrété par Carthage apparaît quelque peu gratuite, d’autant qu’officiellement, nul n’en connaît pour le moment le motif exact. Nous savons tout au plus que la procédure s’est faite en vertu d’une jurisprudence datant de 1978, un décret présidentiel autorisant le ministre de l’Intérieur de placer en résidence surveillée des personnes présentant une menace pour la sûreté du pays.
Or, avec un siège central calciné par un incendie le mois dernier, un parti affaibli, décimé par les départs, et des cadres qui ont repris, à l’image de Bhiri, leurs occupations professionnelles initiales, quel danger imminent pouvait représenter ce dernier aujourd’hui au point d’être capturé, façon western, yeux bandés, dépourvu de droits auxquels les pires terroristes ont accès ?
Réagissant sur Twitter, le diplomate et ancien ambassadeur américain à Tunis, Gordon Gray, rappelle qu’en août dernier, il avait averti du fait que « Saïed semble suivre le chemin pris par Ben Ali », tout en exprimant son souhait que cette émulation s’arrête à temps. « Le mépris de Saïed pour les institutions démocratiques, mais aussi pour l’économie, montre que mon souhait était hors de propos », a-t-il conclu.
In August I warned that Saied seemed to be following in Ben Ali’s footsteps and expressed my hope that he would not continue to emulate Ben Ali. Saied’s disdain for democratic institutions and inattention to the economy shows these hopes were misplaced.#Tunisia @GUDiplomacy https://t.co/LZGkyA5qkz
— Gordon Gray (@AmbGordonGray) December 31, 2021
Si le coup de force du 25 juillet dernier avait réjoui de larges pans de la société tunisienne, une partie d’entre eux, la plus éradicatrice de l’islam politique, n’a pas cessé, depuis, d’exprimer son insatisfaction par rapport à la tournure des évènements. En clair, ils demandent des têtes. Certains influenceurs de cette « fachosphère » tunisienne menaçait depuis peu le président Saïed de lui retirer tout soutien s’ils ne voient aucun signe à l’horizon de coup de filet anti Ennahdha.
Convergence d’intérêts avec « la Coupole »
Pour le psychologue et activiste Jameleddine Heni, l’opération Bhiri, à contre-courant du calendrier électoral de 2022 annoncé récemment par Saïed interprété comme signe d’apaisement, tend à corroborer la thèse selon laquelle c’est « la Coupole » qui est à nouveau à la manœuvre depuis cet été en Tunisie.
La Coupole, c’est la métonymie décrivant un conglomérat d’intérêts d’une certaine bourgeoisie tunisienne moderniste anti islamiste et anti démocratique, qui s’était notamment réunie au stade de la Coupole d’el Menzah au lendemain de la révolution de 2011. Le sit-in dit de la Coupole avait pour but de promouvoir sa propre version de la rectification du processus post révolutionnaire, par opposition au sit-in de la Kasbah qui avait à l’époque réuni des forces pro printemps arabe et islamistes.
Sous pression de ces lobbies toujours actifs, y compris judiciaires et syndicalistes policiers, Kais Saïed a donc cédé de facto à ces doléances en livrant la tête de la plus facile des cibles, Noureddine Bhiri, personnage impopulaire et honni par une majorité de Tunisiens. Le couple Bhiri – Akremi était en effet devenu le symbole d’une justice aux ordres pendant les années de règne parlementaire sans partage d’Ennahdha, une tendance qui avait culminé lorsque Noureddine Bhiri avait initié une mise à l’écart en 2012 de 82 magistrats considérés comme proches de l’ancien régime. Plus tard, son épouse Saïda Akremi fut contrainte de fermer son cabinet d’avocate pour conflit d’intérêts.
Aujourd’hui lundi, le comité de défense du détenu Bhiri a tenu une conférence de presse à Tunis sous forme de déclaration d’intention : plusieurs plaintes et recours sur le plan national et international ont ainsi été entamées notamment contre le ministre de l’Intérieur Taoufik Charfeddine pour enlèvement, séquestration et disparition forcée.
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