Tunisie. L’étonnante prestation médiatique du mentor du président Saïed
C’est un moment radiophonique quelque peu surréaliste qu’ont vécu les Tunisiens dimanche 26 décembre, à l’occasion de l’une des rares apparitions de Ridha Chiheb Mekki, alias Ridha Lénine, un proche du président de la République Kais Saïed. Visiblement pas dans un état normal, la prestation, filmée pour le web, suscite des hypothèses allant de l’état d’ébriété aux symptômes d’un accident cérébral.
Phrases sibyllines, idées philosophiques inaudibles et décousues telles que la notion mystique de « vérité », logorrhée incompréhensible… C’est en ces termes que l’on pourrait décrire la pénible prestation cacophonique de plus d’1 heure 30 de l’invité de l’animateur Hamza Balloumi, sur la radio la plus écoutée du pays.
En recevant au Palais de Carthage en juin dernier Ridha Lénine, le président Saïed avait lui-même présenté cet homme comme « un frère, un ami, et un compagnon de route depuis des décennies », avec lequel il a accompli et continue d’élaborer le plan qui a permis son accession au pouvoir.
Un plan de table rase institutionnelle, encore entouré de mystère, qui se résume à des idées explicitées par le président, plus fréquemment par son mentor idéologique Ridha Lénine, ainsi que la campagne électorale dite « explicative ». Une campagne censée se démarquer par le fait qu’elle se poursuit après l’élection de Saïed et entend vulgariser certains points clés, ce qui la rapproche de la définition de la propagande.
Un précédent article revenait de façon détaillée sur ces idées quelque peu exotiques dont la pierre angulaire est une abolition pure et simple des corps intermédiaires des démocraties représentatives modernes (députés, instances régulatrices, voire dans une certaine mesure syndicats, médias, etc.).
Le duo qui voulait marquer l’Histoire
Principal argument réitéré par Lénine hier dimanche : le monde aurait changé. Sans que les élites ne le comprennent, nous serions en effet entrés dans l’ère de la post-démocratie, où « l’Humanité » attend d’être sauvée par l’intéressé et ses acolytes, excusez du peu.
Mi messianique, mi populiste, cette offre politique qui se présente comme avant-gardiste trouve en réalité son ADN dans des formations politiques anciennes auxquelles Ridha Mekki reconnaît une filiation à défaut d’une appartenance pleine, telles que le WATAD, parti d’extrême gauche souverainiste flirtant avec le nationalisme panarabiste.
A cette identité politique l’actuel président a ajouté une strate puritaniste et coranique en vertu de laquelle il a récemment traité ses opposants d’« ivrognes ». Une anecdote qui n’a pas manqué d’amuser les archivistes du net qui ont déterré ces positions de mépris pour les bars et la boisson, à la vue de l’émission de dimanche.
Répondant aux critiques lui reprochant de ne pas avoir interrompu son émission, Balloumi a expliqué hier soir qu’il « n’a pas pour habitude de demander à ses invités ce qu’ils ont bu avant l’émission, et que l’interview doit continuer tant que l’invité est en mesure de répondre respectueusement aux questions ».
Chez les soutiens du président Saïed, une communication de crise a aussitôt succédé à la performance de Ridha Lénine. Parmi eux, le fils de ce dernier qui a affirmé que son père souffrait de complications d’une maladie depuis quelques jours. Une thèse contredite par la très lucide apparition du même Ridha Lénine sur le plateau d’Attasia TV vendredi soir, soit 36 heures auparavant, où il est apparu sobre, alerte, et intelligible.
Quoi qu’il en soit, la prestation de « l’architecte de génie », tête pensante du projet présidentiel, n’est pas pour rassurer : elle jette le discrédit sur le sérieux et le bienfondé du projet dit de la pyramide inversée du pouvoir. Au moment où le chef de l’Etat a les coudées franches pour appliquer ledit projet, les Tunisiens sont en droit de connaître davantage qui les gouverne : des esprits rationnels ou des illuminés comateux sous influence ?
A quelques jours de la « consultation populaire électronique » du 1er janvier annoncée par Carthage et qui devrait s’atteler notamment aux réformes du mode de gouvernance, les Tunisiens pourraient bien se réveiller avec la gueule de bois au lendemain du réveillon.