Tunisie. L’angélisme comme nouveau credo de l’Etat

 Tunisie. L’angélisme comme nouveau credo de l’Etat

Le président Kais Saïed devant des rouleaux de fer dont il suspecte les propriétaires de spéculation

Le président de la République Kaïs Saïed a nommé vendredi soir quatre nouveaux gouverneurs à Sfax, Ben Arous, Médenine et Gafsa. Après Bizerte et d’autres gouvernorats où il avait déjà installé de relativement jeunes « citoyens ordinaires », membres de sa campagne électorale, à la tête d’importantes régions, l’état d’exception qui s’installe dans la durée semble servir petit à petit à verrouiller le pouvoir au niveau y compris local, mais pour assoir quel type de projet ?     

Par voie de communiqué publié sur sa page officielle Facebook, le Palais de Carthage a fait savoir que le président Saïed, a émis des décrets présidentiels portant nomination de Faouzi M’rad en tant que gouverneur de Sfax, de Said Ben Zayed en tant que gouverneur de Médenine, de Ezeddine Chalbi en tant que gouverneur de Ben Arous, et de Nader Hamdouni en tant que gouverneur de Gafsa.

Hier dimanche 28 novembre, le Parti destourien libre (PDL) s’est indigné dans un communiqué du « retour aux nominations obéissant aux principes d’allégeance, de favoritisme, et de récompense pour services rendus ».

Invariablement, comme pour chaque nomination d’un gouverneur depuis le 25 juillet, les internautes retrouvent rapidement sur les réseaux sociaux des photos (ci-dessous) où l’on peut en effet voir chacun de ces individus, quasi inconnus au bataillon, poser aux côtés de Kais Saïed lors de sa « campagne explicative » de 2019 en tant que coordinateurs de terrain. Une campagne censée expliquer son projet implicitement révolutionnaire, seuls les projets de refonte atypique ou de propagande ayant besoin de processus explicatif qui se substitue à une campagne électorale classique.

Outre les découvertes quelque peu loufoques du web, où l’on peut voir des images du passé récent des intéressés qui prêtent à sourire et font dire aux facebookeurs que désormais n’importe qui peut aspirer à la haute fonction de gouverneur en Tunisie, la toile n’a pas oublié que certains de ces futurs gouverneurs ont publié des statuts appelant à « l’épuration du pays », conformément d’ailleurs à une rhétorique de plus en plus décomplexée employée par le chef de l’Etat lui-même, autoproclamé redresseur de torts.

Le gouverneur de Bizerte, qui avait bénéficié de l’une de ces premières nominations ouvertement partisanes, avait déclaré dès cet été, menaçant : « Un peu de patience, nous allons ouvrir les dossiers de corruption l’un après l’autre ». Mais d’aucuns suspectent que derrière une façade de lutte anti-corruption se cache davantage un projet de réhabilitation d’une lutte des classes, notamment via un retour à des formes anciennes de collectivisme, présentées comme novatrices.

 

Monopole populiste de la lutte anti-corruption

Pour l’ancien président de l’Instance nationale pour la lutte contre la corruption, l’avocat Chawki Tabib, assigné à résidence plusieurs semaines avant d’être récemment libéré sans explication claire du nouveau pouvoir, la conception que se fait Kais Saïed de la lutte anti-corruption consiste en « une approche aussi connue qu’insuffisante selon les standards internationaux en la matière : il s’agit de remporter quelques succès rapides et ponctuels en faisant tomber quelques têtes suspectes, même de petite taille, de sorte de les livrer à l’opinion en guise d’opérations fortes et dissuasives », constate Tabib.

« Or, aucune démarche efficace contre la corruption ne peut se contenter de l’aspect purement répressif, au mépris des grandes réformes y compris économiques et anti bureaucratiques, sans lesquelles la corruption perdure via une alternance des corrompus nouveaux. Il est naïf et illusoire de croire qu’on peut l’éradiquer, comme on le voit y compris dans les vieilles démocraties occidentales », ajoute le juriste qui insinue que ces opérations coup de poing sont destinées à séduire les couches les moins instruites du peuple en demande de revanche sociale.

 

Un autre « tamkin »

Si en une décennie post révolution, les Frères musulmans tunisiens ont placé les leurs à des postes clés des rouages de l’Etat (al-tamkin dans la littérature de la confrérie ikhwaniste), nous sommes aujourd’hui en présence d’une autre forme de tamkin qui s’il n’est pas basé sur le lien religieux, est sous-tendu par une idéologie : une croyance en l’incorruptibilité des « enfants du petit peuple ».

Accusatoire dans son inversion de la charge de la preuve s’agissant des élites financières et politiques présumées non innocentes, cette doctrine fait le pari utopique selon lequel ceux qui ont porté le projet de Kais Saïed au pouvoir seront à n’en pas douter de meilleurs gestionnaires administratifs, puisque vertueux. En septembre dernier, Saïed avait ainsi expressément raillé l’idée du mérite selon les compétences, estimant que celles-ci ne sont pas nécessaires.

Le dictionnaire définit l’angélisme comme étant « l’attitude idéaliste ou candide qui ignore les réalités matérielles, sociales, etc., du fait d’un manque de sens pratique ». Reste à savoir si la conjoncture économique dans laquelle se trouve la Tunisie aujourd’hui lui permet le luxe de s’essayer à des aventures expérimentales et autres chantiers de redistribution des richesses issus du 19ème et du 20ème siècle.

 

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