Point de vue. Isolement diplomatique de la Tunisie
L’état d’exception du Président tunisien enfonce la Tunisie dans un isolement diplomatique sans précédent.
La Tunisie est en train de s’isoler sur le plan diplomatique, suite au coup de force non constitutionnel de Kais Saied et aux mesures d’exception prises dans le cadre de l’état d’exception depuis le 25 juillet. On le voit bien sur le plan économique, où aucune amélioration notable ne s’est produite depuis 2019, comme depuis le 25 juillet, malgré les alertes lancées par les économistes et où une stagnation chasse l’autre. On le voit encore sur le plan diplomatique. L’étau se resserre contre la Tunisie de la part de ses alliés traditionnels les plus solides. Le langage peu diplomatique lui-même du premier diplomate de l’Etat, le président de la République, ne correspond plus aux usages et ne suit plus les convenances en la matière. Langage diplomatique pris ici dans son sens général, illustrant ce style circonspect, qui tend à sous-entendre plus qu’à exprimer, et qui permet aux diplomates et ministres et dirigeants politiques d’échanger des propos vifs sans employer des termes provocants, ni se départir d’une courtoisie d’usage. Usages incorporés au cours des siècles au vocabulaire diplomatique que le président tunisien, comme Khadafi hier, employant une phraséologie révolutionnaire et populiste, voudrait en faire abstraction.
La France a menacé il y a quelques semaines la Tunisie de réduire le nombre des demandeurs de visa tunisiens et, fait rare dans les annales de sa diplomatie bilatérale avec la Tunisie, a mis sa menace à exécution, en raison de la désinvolture diplomatique et politique de ce dernier pays, peu porté depuis quelque temps à prendre en considération les intérêts simultanés des deux pays.
La jeune démocratie tunisienne a été aujourd’hui exclue par le Président Joe Biden du Sommet américain pour la Démocratie qui va se tenir le 9 et 10 décembre prochain, au même titre que tous les pays arabes, la Turquie, la Chine et la Russie, et bien d’autres, alors même que plusieurs pays africains y sont invités à ce titre, et alors que sous Béji Caïd Essebsi, la démocratie tunisienne avait bonne presse. D’après le dernier indice de démocratie publié par The Economist le 3 février 2021, la Tunisie, malgré ses agitations internes et son parlementarisme sauvage, n’était inclue ni dans la catégorie des régimes autoritaires ni dans celle des régimes hybrides (mi-autoritaires, mi-démocratiques), mais dans la catégorie des démocraties imparfaites. La Tunisie était juste considérée comme une démocratie illibérale, avec des élections plus ou moins correctes, plus ou moins restreintes, un Etat de droit limité, des règles constitutionnelles ayant peu d’impact, un pouvoir judiciaire affaibli. Mais les efforts étaient louables en la matière.
Aujourd’hui, le Rubicon est franchi. L’état d’exception du 25 juillet suspendant Constitution, ordre juridique, parlement et conduisant à une confiscation pleine et entière des pouvoirs entre les mains d’un Président gouvernant par décret, est mal considéré sur le plan diplomatique. La « démocratie imparfaite » s’identifie désormais, depuis cet état d’exception, aux « régimes autoritaires ». Certaines chancelleries le font savoir publiquement, d’autres de manière feutrée. Le Président rêve de manière anachronique au nationalisme nassérien à l’époque de la mondialisation et de l’inter-communicabilité mondiale, comme le montre sa stratégie idéologique (et non diplomatique) autour de l’axe Algérie-Egypte. Ses alliés de type nationaliste sont loin de faire preuve de « sainteté » politique. L’Algérie a les moyens de pratiquer son « idéologisme » et de se couper de la France ou d’autres puissances occidentales, l’Egypte a également les moyens de ses engagements politiques. Pas la Tunisie, entrainée ici avec l’Egypte dans une « guerre » qui n’est pas la sienne. La Tunisie a été acculée dans cette « guerre », et contrairement à ses habitudes diplomatiques, à suivre l’Egypte dans son conflit avec le Soudan, et à prendre position contre le Soudan sur une question qui ne la concerne nullement, juste pour plaire aux Pharaons.
Mais, il est certain que la Tunisie « d’exception » fait elle-même exception à « sa » propre règle diplomatique coutumière, consistant à se tenir à distance des uns et des autres, attachée à ses alliés durables (et non conjoncturels comme aujourd’hui), privilégiant la diplomatie de coopération à la diplomatie populo-idéologique, qui ne mène nulle part, comme ne l’ignorent pas les personnes avisées. L’isolement diplomatique est souvent accompagné d’un isolement au sein des multiples organisations internationales tant politiques qu’économiques, instances multilatérales.
Le Président tunisien croit que, s’il a l’appui politique, stratégique et financier de l’Algérie, de l’Egypte, de l’Arabie saoudite, des Emirats arabes unis, il ne se sentira pas isolé sur le plan diplomatique. Même le voisin libyen, mis en berne jusque-là, tant bien que mal, par la diplomatie tunisienne, ne cesse de provoquer la Tunisie depuis 2019. Absence de réalisme du président tunisien dans la gestion diplomatique d’un petit pays sans ressources, sans richesses et sans puissance militaire. L’isolement n’en reste pas moins réel, il pourra même conduire à l’isolationnisme. L’isolement est le fait des autres puissances étrangères et organisations internationales, qui pour vous punir, cherchent à vous isoler, à faire du lobbying contre vous dans les coulisses, à ne plus soutenir vos causes, à suspendre vos crédits financiers et à réclamer le paiement des dettes que vous avez contractées auprès d’eux. L’isolationnisme provient, lui, de son propre fait. C’est l’Etat qui, volontairement, décide que, dans la conduite de sa politique étrangère, il ne prendra plus partie aux affaires internationales, ne se préoccupera plus des problèmes rencontrés par d’autres puissances, en pratiquant la politique du repliement sur soi. On se souvient de la doctrine Monröe, isolationniste, des Etats-Unis de 1823 à la fin du XIXe siècle. Kais Saied risque par ses préjugés politiques, son entêtement idéologique et son absence d’expérience diplomatique de conduire la politique étrangère tunisienne de l’isolement à l’isolationnisme de fait. Un Etat trop isolé risque de devenir isolationniste malgré lui, même s’il ne le souhaite pas. Et la Tunisie, qui n’a pas le choix des armes, ne survivra ni dans l’isolement ni dans l’isolationnisme. Elle a peu de chance d’échapper à son destin méditerranéen.
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