Tunisie. L’éviction du chef de l’INLUCC relance la guerre des présidences
Lundi 7 juin 2021, la présidence du gouvernement a démis Imed Boukhris de ses fonctions de président de l’Instance nationale de lutte contre la corruption, l’INLUCC, et annoncé son remplacement par un autre magistrat, Imed Ben Taleb. Un limogeage qui vient exacerber davantage encore le conflit ouvert entre la Kasbah et Carthage.
Aussitôt reçu dans la soirée de lundi par le président de la République Kais Saïed, Boukhris assiste à une tirade présidentielle à la teneur désormais convenue :
« Votre limogeage était prévisible car vous avez soulevé plusieurs affaires et apporté des preuves infaillibles incriminant plusieurs personnes, parmi lesquelles celles dont la prestation de serment a été refusée. L’une de ces personnalités fait l’objet d’une procédure devant le Pôle financier et d’autres trainent des affaires de corruption », a déclamé Kaïs Saïed, allusion au remaniement ministériel que le président a refusé d’entériner.
« De quelle lutte contre la corruption parle-t-on, poursuit-il, visiblement furieux. Ils luttent contre ceux-là mêmes qui se dressent contre la corruption […], sans compter le fait que cette décision comporte plusieurs enfreintes à la loi ».
Point d’apaisement, retour au point de départ
Après une trêve de quelques jours, la crise politico-institutionnelle qui paralyse le pays reprend ainsi de plus belle. Le 27 mai dernier, en recevant le chef du gouvernement Hichem Mechichi, Kais Saïed avait fait preuve d’une sérénité remarquée, ce qui a fait conclure de nombreux observateurs à un début de sortie de crise politique, du moins à une volonté d’apaisement de la part du Palais.
Il n’en est rien, puisque cet épisode a suffi pour que Saïed renoue avec le style oratoire tout en imprécations et menaces, sur fond de manichéisme « vertueux contre corrompus ». Prenant à témoin les Tunisiens, il s’inscrit cependant une fois de plus dans un registre de la lamentation et de l’indignation, en inadéquation avec ce que l’on pourrait attendre de la fonction présidentielle.
Pour l’activiste Ahlem Hachicha Chaker, « Saïed fait tout pour contrarier. […] Il aime être l’empêcheur de tourner en rond. Le pouvoir suprême de casser les pieds à tout le monde. En politique, parfois, le pouvoir de nuisance est un atout, une stratégie. Ce qui implique de savoir négocier, mesurer ses actes, peser ses arguments, garder une carte en main. Et s’arrêter. Quand on n’a aucun sens de l’Etat ni de la politique, on ne sait pas se préserver une voie de sortie. On joue le blocage à fond, se croyant invincible.
Quand en plus on choisit la chute et le chaos comme stratégie, on y ajoute la prétention et la provocation. Il ne fait qu’ajouter une pierre au mur derrière lequel il s’enferme, brûler plus de ponts, s’exclure, et confirmer que la solution ne passe pas par lui. Il a décidément un drôle de sens des priorités. Sa seule motivation c’est sa querelle avec Mechichi. Que le dernier d’entre nous crève, il s’en balance ».
Le juge Imed Boukhris avait pour rappel été nommé en remplacement de l’avocat Chawki Tabib en août 2020. A l’époque, c’est aussi le Conseil des ministres, présidé alors par Elyes Fakhfakh, chef du gouvernement agissant sur instruction du président Saïed, qui avait engagé la même procédure controversée rejetée dans un premier temps par l’intéressé, Chawki Tabib, qui avait tenté de se maintenir en place, évoquant un vice de forme.
Un deux poids, deux mesures ?
Aujourd’hui le juriste Abdellatif Derbala souligne ce qu’il qualifie d’indignation présidentielle à géométrie variable : « Le chef du gouvernement doit expliquer clairement les raisons de cette éviction. Mais par souci de cohérence, le président Saïed ne peut pas contester aujourd’hui les modalités du limogeage du président de l’INLUCC, là où il avait béni celui de son prédécesseur, sauf à penser que la nomination de Boukhris n’était initialement pas légale… ».
Selon une source interne à l’Instance, reprise par des médias nationaux, un différend politique couvait entre le magistrat à la tête de l’INLUCC et le chef du gouvernement. Imed Boukhris aurait en effet catégoriquement refusé de recevoir les déclarations des biens des ministres nommés par Hichem Mechichi, dans la mesure où ils n’ont pas encore prêté serment.
En dépit de nombreuses relances, les demandes de la Kasbah se seraient heurtées à une fin de non-recevoir, d’où la décision de Mechichi prise à quelques heures de son départ pour Genève. Plus que jamais dans l’impasse, les deux pôles de l’exécutif semblent irréconciliables. En vain, Charles Michel, président du Conseil européen, avait déclaré dans un Tweet qu’il a expressément conditionné le soutien de l’UE à un dialogue politique apaisé en Tunisie, en marge de la visite de Saïed à Bruxelles le 4 juin. Une requête restée donc lettre morte.