Tunisie. Quand Carthage se rêve sans contre-pouvoirs
Tard dans la nuit de samedi à dimanche, le président de la République Kais Saïed a adressé une correspondance au président du Parlement, dans laquelle il l’informe de son renvoi de la loi relative à la Cour constitutionnelle. Or, sans parachèvement de cette juridiction clé, c’est toute la transition démocratique du pays qui est mise en péril.
Le chef de l’Etat justifie ce renvoi, une prérogative qui lui est certes garantie par la Constitution, par un ensemble d’arguments juridiques. En formaliste légaliste qu’il est, il cite toutefois en particulier d’expiration des délais constitutionnels de création de la Cour constitutionnelle, prévus par l’alinéa 5 de l’article 148 de la Constitution de 2014.
Un président juge et parti
Ce volet précis de l’argumentation présidentielle laisse présager que quand bien même le Parlement venait à rectifier le tir sur d’autres problématiques juridiques évoquées par Carthage, le président n’aurait en réalité aucune intention de ratifier un jour la création de cette instance, probablement persuadé qu’elle pourrait servir comme outil à sa propre destitution.
Cité dans un communiqué de la présidence, Saïed a insisté sur la nécessité de respecter les dispositions de la Constitution, loin de toute interprétation « non innocente » de ses textes. En somme, faites ce que je dis, ne faites pas ce que je fais ! « On ne saurait remédier à une transgression de la Constitution, la non création d’une Cour constitutionnelle, en rendant cette infraction permanente », écrit le constitutionnaliste Jaouhar Ben Mbarek à propos de cette politique du fait accompli.
Selon l’avis de nombreux juristes commentant ce renvoi de sa copie à l’Assemblée, les députés devront désormais faire appel à une majorité dite renforcée (131 voix) pour l’approbation de cette loi.
L’Assemblée des représentants du peuple avait pour rappel adopté, le 25 mars dernier, le projet de loi amendant et complétant la loi organique n° 2015-50 relative à la Cour constitutionnelle par 111 voix pour, 8 abstentions et sans aucune objection. Le nouveau texte, dont ne semble pas tenir compte le président Saïed, régit notamment les modalités d’élection des futurs magistrats de la Cour.
Le Palais se complait dans son archaïsme
Mais plus encore que le contenu de la correspondance présidentielle, c’est sa forme qui interpelle une fois de plus, donnant à voir une fuite en avant d’un président d’une autre époque.
Manuscrits sur parchemins, sceaux à la cire, et étranges feuilles au format A3 faute de peau de veau à l’ancienne… A l’ère du tout numérique et de la digitalisation proclamée de l’administration, ce (mauvais) goût affiché pour les antiquités pourrait prêter à sourire s’il ne faisait pas perdre à l’Etat tunisien un temps précieux, au moment le pays fait face à une troisième vague épidémiologique Covid-19.
Visiblement reclus dans sa bulle du seul contre tous, Kais Saïed pense sans doute impressionner l’opinion ou intimider ses adversaires politiques via la forme en elle-même : la calligraphie et l’arabe littéraire, comme si la langue ou l’éloquence orientaliste faisait en soi autorité. C’est ce qui ressort de l’image quelque peu kitsch publiée par la page officielle de la présidence de la République, celle d’un homme qui s’admire en train d’écrire : au rouleau médiéval posé sur le dictionnaire grammatical « Lissan el Ârab », il ne manque qu’une fleur ou un pigeon voyageur.
« Au moins avec ces manuscrits on est à l’abri des cyberattaques. Ça nous fait un conflit de moins à gérer non ? », préfère en rire une internaute.
Le président qui se prenait pour un Calife
A la déformation professionnelle du prof’ de droit s’ajoute cependant un autre trait, bien plus préoccupant celui-ci, de l’omniprésence croissante de la religion dans les documents officiels émis par la présidence de la République.
L’illisible pavé correspondance du 3 avril est en effet parsemé de citations de versets du Coran que Kais Saïed tient clairement pour référentiel supérieur, et plus généralement d’allusions à des conceptions religieuses primitives de la morale type « moraline ». Ce qui laisse à penser que le président au populisme assumé se croit investi d’une mission divine dont il serait le prophète ici-bas. La guerre sainte aux juges corrompus en ferait partie.
La chute de ce que le président appelle « kitab » (écrit ou lettre à caractère officiel) consiste ainsi, outre la tonalité tout en menaces et imprécations caractéristique des textes sacrés, en un postulat d’omniscience : « Nous disposons de moultes informations, le lieu n’est pas approprié pour les divulguer », fanfaronne-t-il dans un style elliptique désormais coutumier, et qui n’a pas non plus sa place dans un document officiel.
En creusant chaque jour peu plus le fossé entre lui et les classes dirigeantes qu’ils est censé rassembler, le président Saïed s’isole et donne l’occasion aux députés de la majorité d’être dans la défiance elle aussi décomplexée envers ses excentricités. « Nous réviserons la loi sur la Cour constitutionnelle et nous élierons ses membres », rétorque entre autres élus Oussema Khelifi.
Si la future composition de la Cour constitutionnelle ne sera vraisemblablement pas apolitique ni complètement neutre, le rejet des partis politiques, d’une cour suprême, et de tout pouvoir régulateur par l’actuel Palais de Carthage laisse deviner les contours d’un projet objectivement autocratique, dictatorial au nom du Bien. Un ordre moral peut-être plus dangereux encore que les dérives qu’il prétend combattre.
Entre temps, la semaine écoulée a vu la septième démission d’un conseiller présidentiel depuis le début de ce mandat : signe que la surenchère vertueuse agit tel un organisme qui s’auto détruit de l’intérieur. Un mécanisme décrit récemment dans « The parasitic mind », de Gad Saad, qui explique comment sous couvert de vertu, certaines idées peuvent saborder le sens commun de leurs auteurs.
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