Point de vue – Tunisie. Ennahdha et les tensions identitaires
Depuis qu’Ennahdha a changé de stratégie lors de son congrès de 2016 et opté pour l’ouverture, elle abrite une diversité de courants, et connait une lutte identitaire entre traditionalistes et « modernistes », qui ne lui a pas été favorable sur le plan électoral.
Ennahdha est certainement en déclin électoral par rapport à 2011, 2014, 2016 et 2019. Le Mouvement passe de 86 sièges dans la Constituante à 54 sièges aux législatives de 2019. En 2014, son déclin électoral était relatif, avec 69 sièges, mais en 2019, le déclin est franc. Ce qui est notable, c’est qu’Ennahdha n’est plus seulement concurrencée par les partis laïcs (progressistes, libéraux ou centristes), mais aussi par les siens.
Le Congrès de 2016 d’Ennahdha a produit, trois ans après, une scission conservatrice. L’extrême-droite salafiste d’Ennahdha, très conservatrice, celle d’Al Karama, parvient à lui arracher 21 sièges en 2019. L’islam est certes encore pesant dans l’ensemble sur le plan électoral, en comptabilisant les sièges d’Ennahdha et d’Al-Karama, qui valent ensemble 75 sièges. Mais Ennahdha est amputée de son courant salafiste, même s’ils font partie d’une même coalition parlementaire. Mieux encore, les sondages récents mettent en mauvaise posture Ennahdha par rapport au PDL qui lui a arraché la première place. Quoique des sondages qui font apparaître plus de 50% de non-répondants sont loin d’être expressifs ou de signifier quelque chose en matière d’intentions de vote. Disons qu’au Parlement ou dans l’opinion, Ennahdha n’est plus ce spectre de la troïka qui a tant hanté les esprits.
Stratégie d’ouverture
Ennahdha s’est engagée depuis son Congrès de Hammamet de mai 2016 vers une stratégie d’ouverture, conciliatrice, centriste et modérée. Ce faisant, elle en paye le prix sur le plan électoral. Elle se trouve en tenaille entre sa base radicale et les nouveaux groupes qui y ont accédé après la Révolution. Pour les premiers, elle doit muscler son torse ; pour les seconds, elle doit donner des gages de modération. Les Anciens, les traditionalistes, poussent vers l’islam, la tradition et les mosquées, à travers le parti ou ses réseaux associatifs ; les « Modernes », composés de nouvelles catégories de jeunes, poussent vers une conception du discours politique qui soit amputée de ses redondances théocratiques.
Il y a bien une tension autour de la question identitaire, puisque Ennahdha a de la peine (élections de 2019) à concilier les deux tendances par un discours centriste convaincant, ni d’ailleurs par des valeurs véritablement communes. Les deux tendances rivales sont d’ailleurs en lutte pour le contrôle identitaire du Mouvement. Les Anciens ne s’adaptent pas au renouveau identitaire « moderniste », tandis que les jeunes et les nouvelles élites sympathisantes ou indépendantes, qui rôdent dans son giron, ne se reconnaissent pas dans les techniques de mobilisation coranesque passéistes. Ennahdha n’arrive d’autant moins à réconcilier les deux tendances que la nouvelle stratégie modérée et pluraliste est administrée en grande partie par les mêmes dirigeants anciens, réfractaires au renouveau, nostalgiques de l’islam identitaire. Ils redoutent de s’éloigner des valeurs de base et de se diluer dans la nébuleuse moderniste, sans âme et sans force. Ennahdha est bien dans une impasse identitaire.
Les Anciens et les « Modernes »
L’identité d’un parti doit mobiliser des référents symboliques, historiques, axiologiques, psychologiques, pour donner un sens à la communauté des militants, hostiles à la perversité identitaire, surtout pour un parti crée essentiellement au temps du Mouvement de la Tendance Islamique crée pour protéger les valeurs islamiques contre la modernité bourguibienne occidentalisée. Les Anciens sont entrés au Mouvement au nom de l’islam et de la religion. Leur travail était réservé à l’éducation religieuse des militants et des « masses » et à la prédication dans les mosquées et les cercles associatifs, comme l’atteste leur activité d’origine au sein de l’« Association de sauvegarde du Coran », active dans les mosquées. Les jeunes nahdhaouis d’aujourd’hui, et ils le disent sans fard, ne sont plus intéressés par la prédication. Ils sont entrés au Mouvement pour faire de la politique dans un système d’expression libre, même sous un référent islamique vague. Aujourd’hui, il est vrai, on est loin de l’anti-occidentalisme d’antan. C’est Ennahdha qui semble vouloir séduire l’Occident et les incorrigibles élites « occidentalisées ».
Ennahdha est devenue, durant la transition démocratique, un parti hétérogène, aux idées un peu confuses. Un parti islamiste de type « catch-all-party », à la manière du politologue Otto Kirchheimer. Un parti chassant sur le terrain de toutes les catégories sociales. Ainsi, Ennahdha met des femmes blondes non voilées comme têtes de liste, le cheikh porte des costumes cravatées, le mouvement s’attache les services d’une entreprise américaine de communication, la formation des nouveaux militants à l’Ecole du parti s’appuie sur des disciplines en vogue des sciences sociales (marketing, communication, gestion, finances, médias sociaux..). Le parti est cohérent. Il voudrait progresser vers un mouvement à tendances multiples, aussi contradictoires soient-elles : libérales, conservatrices, centristes, de gauche, salafistes. Une fragmentation de sensibilités souvent très éloignées les unes des autres.
Ennahdha n’avait pas d’élites modernistes. Aujourd’hui, il commence à en avoir, des universitaires, avocats, juges, « indépendants », journalistes, sportifs, anciens dirigeants au RCD. Poussé par Ghannouchi, le parti joue vraiment le jeu de l’ouverture. Il ne voudrait pas être déphasé par la démocratie, pour qu’il puisse s’adapter au pluralisme et pour que le pluralisme ne mette pas en évidence ses rides et vieilleries désuètes.
Quête de l’hétérogénéité
Le Mouvement ne craint plus la diversité. Il l’accepte et la propulse. Les « Cent » contestent à travers une pétition publique la candidature de Ghannouchi à un troisième mandat à la présidence du parti, en contradiction avec le règlement intérieur du parti. Ils voudraient que le parti soit en conformité avec les règles démocratiques. Ghannouchi, une tête froide, ne craint pas de leur répondre paisiblement par médias interposés. Il met lui-même cette contestation de sa personne sur le compte de la démocratie interne du mouvement. Ennahdha se veut l’apôtre d’une nouvelle morale du vivre-ensemble. « La coexistence est devenue le principe même de l’existence », disait récemment Mohamed Mahjoub, un ancien député nahdhaoui à l’ARP. Une « coexistence », il est vrai, malmenée en pratique, où de nombreuses incohérences entachent le système.
Si le mouvement affiche une progression de façade vers les valeurs modernistes de liberté, de tolérance et de compromis, les survivances religieuses et conservatrices sont encore vivaces. L’ancienne génération n’a pas renoncé à ses convictions religieuses. L’égalité successorale ne passe pas dans les esprits, des Anciens comme des « Modernes », sainteté dogmatique du mois de ramadan, indulgence limitée vis-à-vis de l’Association Chams défendant l’homosexualité. Les dirigeants politiques affutés du Mouvement ont beau inviter le bord conservateur intolérant au respect de la Constitution, qui proclame les droits et les libertés individuelles, celui-ci n’admet toujours pas l’idée qu’on puisse respecter la loi pour ce qui concerne l’association Chams. Ennahdha a trop besoin de la société civile, de ses réseaux associatifs culturels, médiatiques, intellectuels, caritatifs, syndicaux pour ne pas abdiquer l’avancée « moderniste » et pour surmonter les ardeurs conservatrices de certains groupes nostalgiques. On admet la contrainte de l’Etat civil, tout en insistant sur l’identité musulmane. On concilie l’inconciliable pour préserver l’unité du parti, si elle existe encore.
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L’ouverture et la spécialisation politique ont assurément nui au socle idéologique et électoral d’Ennahdha. Celle-ci a perdu le soutien de la classe conservatrice, assez large dans la société, au profit des salafistes. Al-Karama adopte un discours radical identique aux anciens slogans d’Ennahdha de la phase clandestine, et attire la base électorale non modérée du parti, en lui rajoutant un grain de propagande révolutionnaire. Mais Ennahdha a gagné en contrepartie l’entrée des groupes jeunes et de nouvelles élites, désireux d’exercer la politique selon les exigences des temps présents.
Dans les grands partis politiques, la conciliation des courants et des différentes tendances est un exercice périlleux, comme le montre l’histoire des partis contemporains, de droite comme de gauche, ou encore l’expérience de Nida Tounès. Les courants tirent souvent la couverture vers eux, surtout lorsque le leader rassembleur ou charismatique du parti quitte la scène. Si Ennahdha entend renouveler le contenu du discours et la stratégie, il lui faudrait aussi placer, parmi les dirigeants eux-mêmes, des nouveaux visages, jeunes de préférence.
Ennahdha semble vouloir édifier un grand parti de centre, qui rendrait possible la direction par le Mouvement d’une grande alliance de partis, avec les laïcs et les islamistes, et où il serait surtout incontournable. Les hommes d’expérience du Mouvement voudraient que les deux courants collaborent ensemble, conservateurs et « modernistes ». Car, celui qui rejette l’autre ou remet en cause la coexistence pourrait s’isoler lui-même. Les deux courants sont nécessaires au parti pour espérer obtenir une majorité élastique, rassurer tant les salafistes à sa droite que les laïcs à sa gauche.
Construire une identité pour construire une grande majorité, tel est le défi d’Ennahdha, qui, généralement, n’est pas malhabile dans la construction des identités.
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