Jack Lang : « Mon rêve est que la France accomplisse le rêve de Mandela »
À la lumière des récents attentats terroristes et du climat ambiant qui règne en France, Jack Lang, Président de l’Institut du monde arabe et plusieurs fois ministre de la Culture ainsi que de l’Education nationale, s’est exprimé sur le rôle primordial que joue la culture au sein de la société, les dérives des réseaux sociaux et des médias, et la richesse des héritages multiples de la France, qui devrait être cultivée et chérit. Entretien.
Comment qualifieriez-vous l’atmosphère qui plane sur la France actuellement ?
– La France, comme d’autres pays, est confrontée à de nombreuses crises, notamment sociale et économique, consécutives à la crise sanitaire. Les récents actes terroristes viennent accentuer le sentiment d’inquiétude et d’angoisse, qui peut être ressenti. Aujourd’hui, la France connaît un moment psychologiquement et socialement difficile.
Comment jugez vous la réponse politique par rapport à ces événements ?
– Je ne veux pas m’immiscer dans la vie politique française, ni être un donneur de leçons. Je ne souhaiterais pas être à la place de l’actuel gouvernement. Et ce n’est facile pour aucun gouvernement. Quand vous êtes confrontés en permanence, jour et nuit, à de telles menaces, de tout ordre : menaces de mort liée à la situation sanitaire, menace de mort résultant d’actes terroristes qui surviennent de manière imprévue, menace de crise sociale… C’est une situation très difficile, qui réclame beaucoup de sérénité, de calme et de maîtrise.
Que pensez-vous des réseaux sociaux et du traitement de l’information dans les médias ?
– Aujourd’hui, les réseaux sociaux sont une catastrophe, une véritable plaie. On y dit tout et n’importe quoi, et ce sont des extrémistes qui s’expriment régulièrement. Souvent, ce sont des discours de racisme, de haine, qui se multiplient et sont propagés. S’agissant des médias, malheureusement, il y a toute une série de chaînes privées que l’on appelle les chaînes d’information, qui, là aussi, disent tout et n’importe quoi. C’est absolument anormal. Quand vous avez un monsieur Zemmour, par exemple, qui dit jour après jour les pires monstruosités et les plus grandes contre-vérités… J’ai été ministre de la Culture et de la communication, et je n’aurais jamais toléré, et je ne tolèrerai jamais que l’Etat laisse ces médias donner la parole à des extrémistes racistes. C’est une évolution attristante et parfois révoltante. Je serais responsable gouvernemental, j’essaierais d’introduire des règles. On doit faire respecter par ces médias et ces réseaux les lois qui existent depuis longtemps, et qui sanctionnent le racisme notamment. Je combats tout ce qui contribue à créer des sentiments de haine, d’exclusion et de rejet. Je regrette que les médias privés, pas seulement d’ailleurs, ne mettent pas assez en valeur cette richesse extraordinaire qui résulte de l’entremêlement des cultures en France.
Pensez-vous qu’il existe un fossé entre ce qui se dit sur les médias et les réseaux sociaux et l’opinion publique ?
– Peut-être me trouveriez-vous trop optimiste, ou trop généreux, mais vraiment, il ne faut pas confondre ces gens-là avec le peuple français et les citoyens de France. On peut croire, en dehors de France, que le pays, que les habitants de France pensent comme ces horribles réseaux sociaux et ces sinistres médias continus. Mon sentiment est que l’immense majorité, la quasi-unanimité des gens ne partagent pas cette vision. Les gens sont accueillants, ouverts, favorables au respect des religions et des croyances. Je crois que globalement dans le pays, il y a un désir de partage et d’échange. Quand vous voyez le succès d’un grand nombre d’artistes, de créateurs ou de personnalités originaires de pays du Sud, c’est impressionnant. C’est parmi les plus populaires.
Quelle place tient la culture dans la lutte contre ces extrémismes de tout bord ?
– Elle est déterminante. De tout temps, je l’ai encouragée, que ce soit à l’époque où j’étais ministre, ou à travers mes responsabilités aujourd’hui. L’Institut du monde arabe est un lieu assez unique de diffusion d’une culture, du respect, de la tolérance et de l’ouverture. Ce qui me plaît en France, c’est ce mélange de saveurs, de couleurs, de langues, de musiques. C’est fabuleux. Il faut absolument l’encourager, et c’est la meilleure réponse, aussi bien à l’école et dans les universités, que dans les médias et la rue. Partout. Mon rêve est que la France accomplisse le rêve de Nelson Mandela, quand il imaginait l’Afrique du Sud devenir une nation arc-en-ciel. C’est par la culture, par le savoir et par l’école qu’on peut faire rayonner une vision humaniste.
On a pu entendre Luc Ferry, ancien ministre de l’Education nationale également, dire sur Cnews que l’enseignement de l’arabe à l’école était ridicule. Qu’en pensez-vous ?
– C’est lui qui est ridicule. Je ne comprends même pas qu’un homme, paraît-il intelligent, puisse proférer une pareille bêtise. C’est nullissime. L’arabe est une grande langue universelle, riche, belle et puissante. C’est la cinquième langue pratiquée dans le monde, une langue de culture, de communication et d’échange. Par ailleurs, je crois que la richesse d’un pays se traduit par l’encouragement du plurilinguisme. La pratique de multiples langues et l’apprentissage par les jeunes de celles-ci est une source extraordinaire d’épanouissement et d’ouverture au monde. Ce que ne sait pas ce pauvre monsieur Ferry, c’est que la France, depuis des siècles, depuis le roi François Ier, s’est ouvert à l’Orient. La France a été présente au Levant, en Afrique et ailleurs, pour le meilleur et pour le pire. Pour le pire, avec la colonisation. Mais aujourd’hui, nous avons la chance extraordinaire que plusieurs millions de Français soient, en même temps, des citoyens qui pratiquent la langue arabe. C’est une richesse fabuleuse. Mais le scandale, c’est qu’il n’y a que 7 % de collégiens qui apprennent l’arabe en France. C’est inadmissible dans un pays qui a une véritable vocation orientale, une vocation arabe.
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A quoi pensez-vous que cela est dû ?
– D’abord, je crois que malheureusement, la plupart des gouvernements, des ministres de l’Education nationale, ne se battent pas assez en faveur du plurilinguisme, et finalement, ils laissent l’anglais devenir la langue dominante. Quand j’étais ministre, j’avais encouragé l’apprentissage de sept ou huit langues à l’école primaire, dont l’arabe. D’autres langues sont également en régression aujourd’hui, dont l’allemand qui était une grande langue enseignée aux collèges et lycées, ou encore l’italien. C’est une grande perte pour les élèves. En ce qui concerne l’arabe, c’est d’autant plus stupide qu’il y a un véritable désir de langue arabe venant d’une partie de la jeunesse, et pas seulement de la jeunesse dont les parents ou grands-parents seraient originaires de pays de langue arabe. Par exemple, dans les universités aujourd’hui en France, dans les grandes écoles notamment, les étudiants sont très nombreux à vouloir apprendre l’arabe, et il y a aujourd’hui des milliers et des milliers d’étudiants qui apprennent l’arabe dans l’enseignement supérieur. Autre exemple, dans les établissements français à l’étranger, partout dans le monde, il y a plus d’étudiants en langue arabe que dans les lycées et collèges français. Cela nous montre que les autorités françaises ne font pas l’effort suffisant pour favoriser cet enseignement.
Quelles actions faudrait-il mener ?
– Lorsque je me suis retrouvé à l’Education nationale en 2000-2002, j’ai créé de nombreux postes à l’agrégation d’arabe et au CAPES d’arabe, et j’ai introduit l’enseignement précoce au CP de l’arabe et d’autres langues, malheureusement abandonnées. Je crois avoir réussi à convaincre le Président de la République française, Emmanuel Macron, d’encourager l’éducation nationale à faire un grand effort en faveur de l’enseignement de la langue arabe. Il l’a clairement exprimé lors de son récent discours, et j’espère que cela va suivre. Je crois que cela suivra. Une inspectrice de l’éducation nationale, excellente d’ailleurs, est venue à notre rencontre à l’Institut du monde arabe où nous enseignons l’arabe, pour qu’on aide le ministère à développer l’enseignement de la langue d’arabe. Je suis plus optimiste aujourd’hui qu’hier.
Estimez-vous qu’il existe assez d’initiatives culturelles dans les banlieues ?
– Pas suffisamment. Quand j’étais au gouvernement, nous avons vraiment fait un travail de profondeur pour développer dans ces quartiers toute une série de création de bibliothèques, de centres culturels, de lieux de répétions pour les musiciens, de salles de musique, de lieux de production cinématographique. L’on a aussi encouragé des associations, des mouvements. Cette époque-là était une époque où des jeunes talents se sont exprimés, et sont devenus pour certains de grandes célébrités, notamment dans la sphère cinématographique ou encore musicale. On devrait reprendre ce mouvement vers ces jeunes bourrés de talent et d’énergie, mais que l’on ne soutient malheureusement pas assez.
La violence n’est-elle pas la conséquence de problématiques sociales et économiques ?
– Pas seulement. La violence est liée à de nombreux facteurs. Mais là aussi, il est impératif que l’école dans certains quartiers dispose de moyens renforcés pour aider et soutenir les familles et les enfants. Le meilleur remède anti-violence, c’est le savoir. L’école, la culture, l’information, l’éducation, l’amélioration des conditions sociales de vie, tout cela permet de faire reculer toute forme de violence. Malheureusement, beaucoup d’associations culturelles ont perdu des soutiens de la puissance publique, et le nombre de contrats pour engager des jeunes afin d’aider à l’éducation des plus jeunes, tout cela a été en partie oublié.
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Estimez-vous qu’il existe une intention de se « séparer » ?
– On peut toujours discuter sur les mots, et je ne connais pas tous les éléments de cette loi, qui n’est d’ailleurs pas encore passée devant le parlement. Mais il ne fait pas de doutes que dans certains endroits, il y a certaines formes d’islamisme radical. C’est une réalité et on ne peut pas fermer les yeux sur leur existence. Souvent, ces islamistes radicaux voudraient que leur loi à eux soient supérieurs à la loi commune, à la démocratie. Cela n’est pas acceptable. La démocratie doit assurer la diversité et l’unité. Pourquoi pas une loi ? Mais je n’ai jamais été, en tant que ministre, très favorable à la multiplication des lois.
Qu’en est-il du terme « islamisme » ?
– Le Président de la République a clairement affirmé qu’il ne voulait pas mélanger islam et islamisme radical, et refuse l’amalgame. L’islam est une grande religion qui mérite soutien, respect et protection. D’ailleurs, nous luttons tous, à notre manière, que ce soit au Maroc, en France ou ailleurs, contre ces actes terroristes. Ces terroristes ne connaissent rien de l’islam, et leurs actes sont contraires à la philosophie de la religion musulmane. L’islam est une philosophie de paix et de respect de la vie. Ces gens-là n’ont rien à voir avec l’islam, mais se l’approprie. L’islam appartient aux musulmans, à tous les croyants qui en font une religion de lumière et de paix.
Que pensez-vous de la remise du Prix du jury des Journées de l’Histoire de l’IMA au Coran des historiens, un ouvrage dense qui s’attache à remettre dans le contexte historique l’apparition de l’islam ?
– Il y a un vrai travail d’information à accomplir, qu’il passe par des oeuvres scientifiques comme celle-ci, ou des oeuvres plus pédagogiques, qui peuvent être comprises notamment par des jeunes. Les programmes d’histoire eux-mêmes devraient être révisés et améliorés. Le travail éducatif doit continuer. À l’IMA, nous organisons en permanence des colloques ou encore des rencontres pour transmettre des connaissances sur les religions, les cultures, ou encore l’histoire.
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Qu’y a-t-il lieu de faire pour apaiser le débat ?
– Il n’y a pas une solution, ou une mesure. C’est une question d’attitude, de comportement, de gentillesse, de tendresse et d’amour. Toutes les qualités humaines que les dirigeants, journalistes, professeurs et autres se doivent d’exprimer. Je crois profondément que ces acteurs là doivent faire preuve de sagesse et de modestie, de curiosité intellectuelle et surtout de passion pour la vérité, pour la connaissance, et pour l’éducation. C’est l’attitude morale qui peut changer les choses, pas seulement des lois. Je pense souvent au préambule de la constitution marocaine, qui est un texte historique dans lequel le Maroc revendique ses héritages spirituels et culturels, héritages africain, méditerranéen, arabe, berbère, et hébraïque. Pour moi, ce texte est un hymne au respect, à la tolérance, à la diversité et au métissage.
La culture marocaine se revendique comme une culture qui a été enrichie par tous ces héritages. Ce serait sublime qu’un jour la France s’inspire de l’exemple marocain dans ses textes, bien que je ne sois pas sûr que cela soit possible. Que nous puissions dire que nous sommes fiers et heureux de tous les héritages dont la France bénéficie de génération en génération. Des héritages africain, marocain, algérien, tunisien, italien, nordique, polonais, ou encore syrien. La France est ce brassage incroyable qui se perpétue de siècles en siècles, et je le dis du fond de mon coeur. Il faut revendiquer ces héritages et les promouvoir à travers les livres, les arts, les créateurs, tout ce qui atteste de l’incroyable richesse des apports venant d’autres civilisations, d’autres peuples, d’autres cultures. Le métissage, pour moi, est l’avenir du monde.
L’Institut du monde arabe est très active dans ses événements. Comment vous adaptez-vous en temps de pandémie et de confinement ?
– Comme les lieux sont provisoirement fermés, on essaie de s’arranger au mieux. Les répétitions peuvent continuer, et toutes les expositions sont en préparation. D’ailleurs, l’exposition qui ouvrira ses portes fin janvier je l’espère, sur les grandes divas du monde arabe, est actuellement en préparation. Une exposition sur les Juifs d’Orient verra également le jour l’année prochaine. Le Maroc y sera très présent d’ailleurs. C’est un pays où il y a eu un incroyable brassage de cultures, notamment à Fès ou à Essaouira, où les culture hébraïque et juive, arabe et musulmane, s’y sont formidablement mêlées.
Par ailleurs, L’IMA utilise le digital en ce moment. Chaque semaine, nous proposons des rencontres littéraires avec des auteurs, diffusées sur internet. On organise également des visites virtuelles du musée à l’IMA, des concerts virtuels, etc. Il y a tout un programme qui se mettra en place dès la semaine prochaine.
En ce qui concerne l’enseignement de la langue arabe, nous le maintenons à l’Institut pendant cette période. Puisque les écoles sont ouvertes, les apprenants, enfants comme adultes, continuent à suivre les cours en présentiel.
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