Point de vue. Le refus de la défaite électorale en démocratie

 Point de vue. Le refus de la défaite électorale en démocratie

Le président Donald Trump, lors de son intervention sur l’opération Warp Speed, dans la roseraie de la Maison Blanche, à Washington, le 13 novembre 2020. MANDEL NGAN / AFP

Attaché fermement à sa réélection, et y croyant plus que quiconque, Trump s’obstine étonnamment, dans une vieille démocratie, à ne pas reconnaitre sa défaite et la victoire aux présidentielles de son adversaire Joe Biden. Une première.

 

En démocratie, il est naturel qu’un candidat qui participe à des élections présidentielles ou législatives libres, plurielles et disputées, soit déçu par sa défaite ou sa non-réélection. Le sort n’est pas tout à fait entre ses mains. Il n’ignore pas que les candidats dans de telles élections bénéficient en principe d’une égalité de chances et que tous les candidats soient logés à la même enseigne. Il sait que si les médias et la presse exercent leur influence librement, et si les candidats ont toute latitude pour mener leur campagne à leur guise, des règles de contrôle et de surveillance veillent sur le traitement équitable entre les candidats, ainsi que sur le financement de leur campagne. Ce candidat sait enfin que les contestations relatives à l’opération électorale ou aux résultats définitifs sont tranchées dans ce cas de figure par des tribunaux prévus à cet effet.

Irrégularités électorales mineures en démocratie

Ce tableau reste souvent, il est vrai, un peu idyllique. Les campagnes électorales font souvent, dans les pays démocratiques mêmes, l’objet d’abus, de dérives et de contestations. Qu’il s’agisse de l’impact des médias « amis » ou proches des candidats au pouvoir, ou qu’il s’agisse des moyens financiers occultes mis en œuvre par les candidats et les partis, les écarts entre les candidats sont loin d’être utopiques. Il est courant d’ailleurs qu’à la suite de l’opération électorale, et une fois les résultats définitifs annoncés, que les candidats ou les dirigeants des partis, défaits par l’urne, dénoncent les abus, tant lorsque les écarts sont minimes que lorsqu’ils sont larges. Les candidats tentent souvent de dissimuler leurs défaites, surtout, lorsqu’elles sont spectaculaires, par des dénonciations du déroulement électoral, en mettant l’accent tantôt sur les moyens et les ressources des autres concurrents, tantôt sur l’inégalité de traitement dans les médias.

Mais, les candidats défaits demeurent en fait convaincus du choix souverain des électeurs, même lorsque les irrégularités qu’ils ont dénoncées ont réellement eu lieu. Ils ne manqueront pas de profiter de l’occasion pour abuser eux-mêmes des effets médiatiques de la dénonciation. Ils savent que ces dénonciations, à l’adresse surtout de leurs électeurs, ne peuvent remettre en cause les résultats définitifs des élections. Ils ne remettent en cause ni le déroulement global de l’élection ni l’authenticité de la démocratie.

Dans les pays démocratiques occidentaux, il est courant que les camps adverses s’opposent sur le déroulement des élections. On se rappelle du dirigeant du Parti communiste français Georges Marchais qui n’a jamais cessé de dénoncer « la bande des quatre », les grands partis, qui monopolisent la scène politique, les médias et les ressources. Il aimait répéter cette dénonciation à la suite de chaque élection. Plus récemment, la gauche a dénoncé l’argent occulte mis aux élections présidentielles par Chirac ou l’argent libyen de Sarkozy (encore poursuivi par les tribunaux). La droite à son tour contestait quelques procédures et pratiques électorales lorsque la gauche parvenait à l’emporter dans les élections municipales, législatives ou présidentielles. C’est de bonne guerre. Mais personne n’a refusé le verdict des urnes. Aux Etats-Unis, on a l’habitude de voir des candidats ayant peu de moyens, les indépendants surtout, dénoncer la mainmise des grands partis républicains et démocrates sur les médias, après chaque élection. Mais on a rarement vu dans cette « vieille démocratie » un président en exercice battu refuser le verdict populaire.

En Tunisie, depuis la Révolution, certains candidats ou partis défavorisés par l’urne ou obtenant peu de sièges, ont pu aussi dénoncer l’opération électorale, qui était pourtant en 2011 et 2014 surveillées de près par des ONG, des instances internationales et des organisations internationales. Mais, personne ne conteste plus les élections démocratiques en Tunisie, même lorsque ce sont les islamistes qui l’emportent, et en dépit des irrégularités (mineures) constatées.

Trump et la démesure

On reste toutefois stupéfait par le refus catégorique de Donald Trump, qui, à ce jour, ne reconnait toujours pas sa défaite électorale et la victoire démocratique de son concurrent Joe Biden. Mieux encore, il se prend pour le véritable vainqueur. Le refus radical des résultats des élections est, on le sait, une « tradition » exprimée par les oppositions marginalisées et persécutées des régimes dictatoriaux, du Nord ou du Sud, qui savent qu’elles ne parviendront jamais à gagner une élection à travers l’urne. Le candidat au pouvoir est assuré de sa réélection indéfinie par la fraude, la propagande et le verrouillage des libertés. Ce qui n’est pas le cas dans une démocratie consolidée, même si les irrégularités électorales n’y sont pas absentes, et qu’elles n’ont aucune incidence sur les résultats définitifs.

Le « Démocrate » Trump introduit ici une exception qui confirme la règle, une contre-démocratie heurtant la tradition démocratique fondée sur l’alternance, le fair-play et le libre choix des électeurs. Trump n’est pas seulement un homme habité par un trouble de la personnalité ; un homme riche qui a réussi, habitué à tout obtenir (à travers son père déjà riche) et qui vit mal l’échec ; un homme qui vit sous l’influence, non pas des idéaux ou des grandes idées politiques, mais des suprémacistes blancs et des Evangélistes, son électorat de base ; un homme qui croit à la pureté de l’identité morale américaine ; qui n’aime ni le changement économique et politique ni l’Etat providence, exigés pourtant avec empressement par la pauvreté et par la pandémie de l’heure. Trump est un conservateur, partisan de l’ordre et de la loi, qui croit qu’aux Etats-Unis, terre de liberté, il ne tient qu’à l’individu de réussir par lui-même, comme à l’ère prospère de l’Etat-gendarme du XIXe siècle ou de la première moitié du XXe siècle.

La hantise de la réélection

Trump est aussi et surtout un président qui a vécu son premier mandat en rêvant d’un deuxième mandat jusqu’à en être hanté. Il voulait faire plus, sinon autant, que le président de couleur Obama. Il voulait montrer qu’il pouvait battre n’importe qui, et pas seulement Hillary, qui, à l’époque, et de l’avis de tous, lui a facilité la tâche lorsqu’elle fut rattrapée par ses « affaires ». Un rêve mué finalement en cauchemar. Toutes ses actions politiques, toutes les nominations et les renvois de ses collaborateurs, sa politique nationale et extérieure, ses tweets, ses insultes et ses volte-face s’expliquent par sa détermination farouche à se faire réélire. Se faire réélire par tous les moyens, fut-ce en déniant la victoire à son adversaire direct, reconnue à l’évidence par tous, même par les Républicains de son camp. Se faire réélire en épuisant, s’il le faut, et il y croit, toutes les procédures judiciaires, jusqu’à la Cour suprême. Trump finit par devenir un usurpateur qui tente de voler la victoire de Joe Biden, candidat choisi par le peuple, qui a eu la sagesse d’attendre patiemment que la transition soit décidée par Trump, le président en exercice. Signe d’ailleurs de sa défaite.

Pourquoi cet acharnement pour la réélection au point d’en faire une question trop personnelle ? Comme si l’Amérique se réduisait à Trump, comme si les Démocrates, qui constituent la moitié des électeurs américains, n’étaient pas de vrais Américains, ni des électeurs libres. Comme si l’Amérique n’appartenait qu’aux Blancs, devant exclure les minorités, défendues en masse par les Démocrates, ses ennemis, et pas seulement ses concurrents.

Système américain en panne ?

Que se passe-t-il en Amérique ? Les Fathers Founders ont eux-mêmes voulu que la démocratie américaine soit organisée dans le cadre d’un Etat fédéral partageant les compétences de l’Etat avec des Etats fédérés. Le processus électoral même est partagé entre les Etats fédérés et l’Etat central (d’où la complexité du système électoral). Ce sont les Etats fédérés qui, par leur union, ont créé les Etats-Unis d’Amérique à la suite d’une transaction conclue entre eux et l’Etat central, énoncée ensuite dans la Constitution. Ils voulaient que le président américain émerge à la fois des vœux des Etats fédérés (élection des Grands Electeurs dans ces Etats) et de l’Etat fédéral central (total des résultats à l’échelle nationale). Cela remonte à la négociation de base de la fondation de l’Etat américain.

Le système américain est-il en panne aujourd’hui ? La démocratie américaine, qui a fait l’admiration d’un Tocqueville au XIXe siècle, est-elle « un projet inachevé » au XXIe siècle ? En tout cas, les Américains sont de plus en plus divisés. Trump a polarisé le pays, comme jamais auparavant, par ses positions radicales, extrêmes, puériles, peu sujettes aux compromis et aux arrangements. Cette dernière élection présidentielle américaine a trop ressemblé, comme l’a noté le politologue américain Daniel Brumberg, à un « référendum », par la polarisation excessive qu’a donné Trump à son mandat.

L’intransigeance de Trump, son refus de la défaite, est un signe que l’Amérique d’aujourd’hui n’est plus celle d’hier. Les inégalités sont de plus en plus cruelles. Un pays dépourvu d’un système d’assurance-maladie pour les pauvres et pour 40 millions d’Américains, où les enfants pauvres n’ont pas de scolarité décente et des soins convenables, où le racisme est de plus en plus ravageur, où l’inégalité devant la justice est une réalité affligeante, où la police ne connait plus ses limites. Il y a bien un problème de « reconnaissance » citoyenne dans le sens du philosophe Axel Honneth. Si les Républicains ont l’habitude d’insister sur les avantages du système américain, sur la performance économique, sur le « rêve » américain (de plus en plus cauchemardesque pour les minorités), sur la loi et les libertés individuelles, les Démocrates et les progressistes mettent, eux, l’accent sur les inconvénients et les défectuosités du système, sur la justice sociale, sur les valeurs des Pères fondateurs. Trump a accentué cette disparité par sa radicalité et son intransigeance. Défenseur de l’Amérique des riches, il n’accepte pas d’être battu par l’Amérique des pauvres.

Il a divisé l’Amérique, il l’a fragmentée. Il en paye le prix aujourd’hui. Qu’il accepte ou n’accepte pas sa défaite.

>> Lire aussi :

Point de vue. Le contre-leadership (Trump)

Etats-Unis : Deux visions de la « Démocratie en Amérique », de Tocqueville à Trump