Point de vue – L’analphabétisme comme terrorisme

 Point de vue – L’analphabétisme comme terrorisme

Education Tunisie / Illustration – Ecole primaire à Ksar Ghilane dans le gouvernorat de Kébilli. NICOLAS THIBAUT / PHOTONONSTOP / AFP

Personne ne l’ignore. L’analphabétisme, la pauvreté de masse et le délabrement de l’Education alimentent depuis plusieurs décennies déjà le terrorisme islamiste. L’Etat observe « à distance », impuissant.

 

L’équation analphabétisme/pauvreté/terrorisme est toujours valable dans la Tunisie du XXIe siècle, comme elle l’était sous Bourguiba et sous Ben Ali. On le voit encore, et avec éclat cette fois-ci, en toute transparence, depuis la Révolution. Les commanditaires se vautrent dans les préceptes de leur fiqh islamique, qu’ils soient de formation traditionnaliste (prédicateurs, cheikhs, imams), ou de formation moderne (avocats, fonctionnaires, ingénieurs ou médecins). Mais, les exécutants, en charge de réveiller « la bête immonde », sont, eux, quasi-systématiquement analphabètes ou illettrés, outre qu’ils sont très souvent originaires des régions déshéritées. On les persuade sans difficulté, symboliquement ou matériellement, à se sacrifier au nom de la Umma islamique et de Dieu par des actes-suicides, en vue d’une récompense céleste improbable, mais rassurante pour leur simplicité d’esprit. Enrôlés parce qu’enrôlables, leur analphabétisme est une invitation au terrorisme.

Les statistiques et les clivages

Selon l’UNESCO, une personne est considérée comme analphabète (les adultes de plus de 15 ans), lorsqu’elle est incapable de lire et d’écrire, tout en le comprenant, « un exposé bref et simple de faits qui ont trait à sa vie quotidienne». Un analphabète peut aussi être considéré comme « toute personne qui ne sait lire que des chiffres, son nom ou une expression courante apprise par cœur ».  Tel est le critère conceptuel.

Il est vrai que la situation de Tunisie n’est pas comparable à celle des pays en voie de développement qui ont plus de 50% d’analphabètes, tels l’Afghanistan, Bénin, Burkina Faso, Centrafrique, Tchad, Comores, Côte d’Ivoire, Haïti, Irak, Liberia, Mali, Mauritanie, Niger, Sénégal, Soudan, Sierra Leone. Ce serait aberrant pour un pays qui a trop misé sur l’éducation. La dernière enquête de l’INSEE de 2018 a montré que le nombre de personnes analphabètes en Tunisie est de un million 746 mille, sur une population de 11 millions 700 mille habitants (selon le dernier recensement général de la Population et de l’Habitat). En d’autres termes, le taux d’analphabétisme en Tunisie est de 18,1% par rapport au nombre total de la population. Ce taux a très peu varié depuis une dizaine d’années. Il est plus accentué dans les zones rurales (28,6%) que dans les zones urbaines (13,4%). Les gouvernorats de Jendouba (31,6%), de Kasserine (30,2%) et de Siliana (29,7%) se trouvent en tête de classement. En revanche, les gouvernorats de Ben Arous (9,7%), de Tunis (10,1%) et de Monastir (10,5%) enregistrent le taux le plus bas.

L’Etat tunisien et l’analphabétisme

L’Etat tunisien a cherché à réduire le taux d’analphabétisme en mettant en place un programme d’alphabétisation et d’enseignement des adultes à partir de l’an 2000. C’était aussi le cas sous Bourguiba après l’indépendance, sans réussite. Le budget du programme a cependant connu une révision à la baisse après la révolution de 2011, en raison de la crise économique. Le nombre de centres d’alphabétisation et d’enseignement des adultes en Tunisie est de 950 centres. Le nombre de Tunisiens inscrits au programme d’alphabétisation en 2019, est seulement de 22 500 Tunisiens. C’est comme si cet effort était vain. On ne lutte plus ainsi contre l’alphabétisme pour des raisons budgétaires et économiques. L’Etat a baissé les bras, comme il a démissionné par ailleurs de la lutte contre la corruption. La responsabilité de l’Etat est ici incontestable. Alors même que la Révolution, la démocratie, la liberté et l’égalité, le pluralisme des partis, ont donné des ailes à la violence islamiste durant la transition.

Les analphabètes, issus surtout des zones rurales et marginales, continuent d’alimenter le terrorisme en Tunisie et à l’étranger. Ils étaient les premiers candidats à l’enfer syrien, enrôlés par les partis islamistes et par Daech, moyennant la somme de 3000 dollars versée à leurs familles. Analphabétisme et Pauvreté sont et restent, jusqu’à preuve du contraire, les mamelles du terrorisme islamiste, en Tunisie ou ailleurs. Les Etats féodaux riches (Qatar, Arabie Saoudite), comme les dictateurs propagandistes (Erdogan) demeurent à ce jour les « pyromanes » invétérés de l’islam des riches, de l’islam des politiques, dont la vocation première est de manipuler et d’appâter la misère des pauvres. L’islam se défend contre l’Occident par le feu et le sang ; l’Occident s’arme de raison, d’art et de caricature, outre sa forteresse politique.

Analphabétisme, abandon scolaire, illettrisme

On peut encore considérer par extension que l’analphabète est aussi celui qui, bien que scolarisé, a fini par abandonner sa scolarité primaire pour des raisons économiques et sociales (cas encore nombreux dans le monde rural) ; ou celui qui, même scolarisé jusqu’au baccalauréat, et post-baccalauréat, ne lit ni livres, ni revues, ni journaux. Il ne lit que le Coran ou ne connaît que des versets appris par cœur. Le monde extérieur demeure impénétrable à son esprit. On observe de manière spectaculaire l’alphabétisme de ce type, mi-instruit, mi-analphabète, dans les réseaux sociaux, des sanguins de la religion déversant sans nuance leur haine sur l’Occident sioniste, l’Europe des kuffârs ou sur la France colonisatrice, destination pourtant de leur rêve migratoire. Ils sont passés maîtres dans l’ « art » de dénigrer, de maudire, de condamner au nom d’Allah ou du Coran, en lançant des « fatwas » quotidiennes à l’endroit de leurs coreligionnaires facebookiens, sceptiques ou modérés, sans doute des préalables au passage à l’acte. Le laudant Deum l’emporte sur la ratio et la libertas des Romains, ainsi que sur l’alètheia des Grecs ou sur le cogito cartésien.

L’analphabète terroriste, souvent un gamin de 15 à 25 ans, n’a pas goûté à « l’esprit des Lumières », de l’Occident comme de la Renaissance arabe. Le citoyen russe d’origine tchétchène, qui a décapité le professeur d’histoire Samuel Paty, avait 18 ans. Au nom de quel savoir ? Le Tunisien qui a attaqué au couteau trois personnes à la basilique Notre-Dame-de L’Assomption le 29 octobre, a 21 ans, presque un adolescent. Généralement, ce type de personnes erre d’une interprétation du Coran à une autre. D’un islam à la maison à un islam au café, à un islam au stade, à un islam aussi dans les délits. On ne doute jamais. L’altérité obscurcit. La femme de Lettres, Hédia Khadhar, écrit dans son livre Les Lumières et l’Islam. Quelle altérité pour demain ?, paru en 2018 (L’Harmattan) : «  Ce qu’on appelle l’esprit des Lumières, intervient dans les jugements portés tant sur soi-même que sur les autres. C’est une certaine manière d’apprécier les institutions et la culture dans une perspective qui est d’emblée comparatiste et qui entend fonder le progrès sur la comparaison » (p. 179). L’analphabète terroriste n’a pas appris à comparer, il vit dans l’unicité. Il ne peut voir les Lumières. Il n’a jamais lu de livres dans toute sa misérable vie, comme l’indiquent la plupart des sondages sur les jeunes tunisiens. Il lui est difficile de reconnaître les valeurs des autres ou d’aimer son prochain. Il tue son prochain, même de sa communauté, qu’il ne connait pas, qu’il ne cherche pas à connaître. Il est en guerre contre les valeurs et idéaux des autres civilisations dont il ignore les mérites et les démérites. Ses semblables sont en fait ses dissemblables, venant d’une autre sphère. Il tue sous la dictature, comme en démocratie, dans les monarchies comme dans les Républiques. Il vit dans un Etat « positif », il rêve de théocratie « métaphysique ». Dieu est innocent de ses délires, le prophète aussi.

L’Education toujours

L’Education tunisienne est aujourd’hui sans conteste, de l’aveu de tous, parents d’élèves, enseignants, société civile, universités, pédagogues, politiques, médias, un désastre national, un fabricant de diplômés analphabètes. L’Etat lui-même est devenu, disons-le, un fabricant de terrorisme qui s’ignore. La léthargie de l’Etat poursuit son bonhomme de chemin. Il est plutôt perçu comme un conglomérat de lobbys contradictoires, intéressés, peu enclins à la question immatérielle de l’Education. Les Tunisiens attendent avec impatience la reprise d’autorité d’un secteur délabré, tenu par les syndicats, agressé par la religion, malmené par l’absentéisme massif des enseignants, peu concernés par leur vocation.

Ce secteur authentiquement souverain qu’est l’Education, devrait être dirigé par des réformateurs d’envergure, des personnalités ou des intellectuels de premier plan, qui ont assez d’autorité et assez de personnalité pour gérer un département, loin des pressions syndicales ou des aléas politiques, pour réhabiliter les traits perdus de la personnalité tunisienne de base. Celle qui croit au pacifisme, au réformisme, à l’islam doux et serein, à l’arabité non idéologique, à l’ouverture à la Méditerranée ou au « phénicianisme », comme aime l’appeler Borhane Ghalioun, aux valeurs et aux Lumières de l’Occident et de l’Orient, au pluralisme linguistique, à l’atmosphère laïque.

Caractères sans lesquels la Révolution et la démocratie ne pourraient pas prendre appui, ni leur envol. La démocratie étant essentiellement laïque.

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