Point de vue. Consensus hasardeux autour du gouvernement Mechichi

 Point de vue. Consensus hasardeux autour du gouvernement Mechichi

Le Premier ministre tunisien, Hichem Mechichi. FETHI BELAID / AFP

La tâche du gouvernement Mechichi, aussi technocratique soit-il, est loin d’être aisée dans un système qui pousse viscéralement à l’instabilité et aux consensus peu consensuels.

 

Le gouvernement Mechichi semble rassurer et apaiser les tensions politiques entre les partis, notamment après l’échec du gouvernement Jomli, qui n’a pas réussi à voir le jour, faute de confiance du parlement, et celui du gouvernement éphémère de Fakhfakh. Un gouvernement d’une durée de six mois est objectivement un échec, quelles que soient les circonstances qui ont entouré sa chute. Les « héros » sont fatigués, les Tunisiens aussi. On aspire à la stabilité des institutions, aussi instables soient-elles sur le fond et en la forme. Le gouvernement Mechichi rassure parce qu’il donne peu d’arguments pour l’instant à une quelconque opposition de l’abattre, parce qu’il ne provoque pas de polarisation contre lui. Ce gouvernement autorise une trêve, un cessez-le-feu entre islamistes et laïcs, entre ancien régime et nouveau régime. Même si le régime est en lui-même un système de guerre. En tout cas, il est passé malgré les hésitations présidentielles aberrantes et incompréhensibles à son sujet.

Le gouvernement Mechichi rassure enfin parce que ses membres sont puisés de la technocratie tunisienne, notamment du vivier de l’ENA, peu politisés par essence, dont le sens de l’Etat est en principe chevillé à leurs corps. Dans ce sens, ce gouvernement réhabilite la tradition ancienne en usage sous Bourguiba et Ben Ali, celle des membres de gouvernement neutres, issus de la haute fonction publique ou de la finance, de l’Université ou de la magistrature, sans éclat politique.

La confiance

De fait le gouvernement Mechichi a obtenu la confiance avec 134 votes favorables, 67 votes contre et zéro abstention. Certains dirigeants de partis plus ou moins contraints de voter favorablement ont prétendu qu’il ne s’agit pas de « vote de confiance », mais de « vote favorable », de « préjugés favorables ». Mais, il s’agit bien politiquement et constitutionnellement d’un « vote de confiance » au sens plein du terme. Appelons les choses par leur nom. S’il y avait une quelconque défiance le gouvernement n’aurait pas passé et on serait passé à la dissolution ou à autre chose.

Ce gouvernement est supposé s’attaquer aux défis économiques et sociaux. Il préserve un consensus négatif, une sorte de consensus « apolitique ». Aucun parti ne gouverne, même pas le « courant » présidentiel. Tout le monde est dans le même panier. Certains partis, comme Ennahdha, Qalb Tounès, Al Karama vont bien entendu tirer les ficelles d’un vote de désaveu présidentiel (le président a désavoué lui-même en quelques jours son propre choix). D’autres peuvent considérer qu’ils n’ont pas perdu dans le change, dans le passage des deux gouvernements Fakhfakh et Mechichi (Tahya Tounès, Kotla al Islah). Même ceux qui ont voté contre peuvent toujours rejoindre le peloton. Le PDL se positionne comme d’habitude dans l’opposition radicale, qui lui a permis d’engranger jusque-là les suffrages d’une opinion dépitée par une révolution malfaisante, un peu comme le Front populaire après 2011, mais qui est retombé aussitôt spectaculairement par la suite en raison de sa rigidité même.

Des chances de durer ?

Cela dit, le gouvernement Mechichi a-t-il des chances de durer et de stabiliser ses rapports avec un parlement aussi éclaté, aussi schismatique, même s’il est le véritable maître du jeu politique en Tunisie ? A-t-il des chances de rassembler des volontés politiques disparates et contradictoires au nom de l’intérêt de l’Etat et des défis économiques sérieux ? Le politique a-t-il des chances de se fondre dans l’économique ou dans le technocratique, sachant que depuis 2011 on a rarement vu des partis privilégier l’Etat sur le parti ou le long terme sur le court terme ?

On le sait, les méfaits de la Révolution sont nés des obstacles mêmes qu’elle a rencontrés sur sa route, de la petitesse d’esprit de l’esprit clanesque, et de la fausse application de la souveraineté du peuple. Les gouvernés sont avides d’ordre, d’économie, de social ; les gouvernants ont l’esprit ancré dans le factionnalisme. Le trouble est semé tant par les petites unités politiques que par les grandes (Ennahdha, Nida). Les défauts de la Constitution perpétuent eux-mêmes l’esprit de la révolution et troublent la marche des institutions, et la Révolution à son tour tend à renverser la Constitution. Tout le monde sent la fin proche d’un nouveau régime. Le gouvernement Mechichi, comme tout autre gouvernement, aura besoin du temps, du consensus des partis, de la stabilité politique, de la croissance économique et d’une Constitution fiable. Toutes choses impossibles pour l’instant. Il est appelé à réformer, relancer une économie en ruine, mais il ne peut réformer sérieusement qu’avec l’aval des partis et avec une souplesse constitutionnelle. La technocratie suffit-elle à la reconstruction politique, économique et sociale, faute d’une véritable « paix constitutionnelle », à même d’établir une confiance profonde entre peuple et dirigeants. L’interprétation de la Constitution est éclatée entre plusieurs entités politiques, voire politisée, en l’absence d’une cour constitutionnelle chargée de « dire le droit », de le fixer, d’établir la confiance institutionnelle, et de moraliser la vie publique par le droit. On erre d’une interprétation à une autre, d’un interprète à un autre dans l’espoir de trouver une solution institutionnelle permettant de débloquer l’action réformatrice de l’autorité. Cela veut dire que le contrat politique est vicié à la base. N’est-il pas étonnant et grave de construire sans bases solides ? C’est le drame de la transition, notamment depuis 2014. On s’est habitué à administrer sans gouverner.

Le dernier mot aux partis et au Parlement

Par ailleurs, la confiance du gouvernement Mechichi, aussi neutre soit-il, à supposer que la neutralité puisse exister en politique, ne peut s’affranchir de la volonté des partis, telle qu’elle s’exprime au jour le jour dans l’action du gouvernement et le vote des textes en discussion. Le gouvernement peut-il faire de l’équilibrisme entre les vœux d’un président rebelle aux partis, aux islamistes et au parlement en général et les vœux des partis, qui s’expriment dans des coalitions éphémères ou dans un esprit factionnel, au nom d’un certain jeu de pouvoir. Dès le jour du vote de confiance, Nabil Karoui parlait, sans doute avec la bénédiction de son cheikh protecteur, de la volonté de son parti et de sa coalition de changer les titulaires de quelques ministères imposés par le président. Une manière de dire que, c’est le rapport de forces au parlement qui doit primer, pas la volonté d’un président, même populaire, qui n’est pas censé influer sur la marche du gouvernement ou sur les rapports gouvernement-parlement, véritable cœur du système. Dans ses rapports institutionnels, le chef de gouvernement Mechichi est ainsi plus redevable au parlement qu’au président qui l’a nommé dans des circonstances exceptionnelles.

Pour administrer, il n’a pas beaucoup besoin des partis et du parlement, qui le laisseront faire ici ; mais pour gouverner, des limites lui seront tracées moyennant quelques compensations importantes à la majorité incolore qui le soutient, si du moins il envisage de faire passer des réformes importantes. Haut fonctionnaire lui-même, qui sait plier aux forces hostiles, il saura éviter l’épée de Damoclès suspendue sur lui par la majorité politique, et opter pour de petites réformes au cas où les grandes réformes risquent de provoquer des remous et résistances insurmontables. L’appui du parlement lui sera d’autant plus nécessaire qu’il est devenu aussitôt désigné l’adversaire d’un président revanchard.

Alors, le gouvernement Mechichi, gouvernement de consensus ou de trêve ? Le système politique étant ce qu’il est, le gouvernement, technocratique ou politique, risque encore une fois de s’appuyer sur un consensus chancelant dans un système fondamentalement instable.