Point de vue – Tunisie. Mésinterprétation de l’autorité politique             

 Point de vue – Tunisie. Mésinterprétation de l’autorité politique             

Il y a crise de l’autorité en Tunisie parce qu’il y a une mauvaise perception de la valeur de l’autorité et de sa légitimité par les acteurs politiques.

 

L’essence de l’autorité est mal perçue et intériorisée, même après la transition, notamment dans le nouveau système démocratique. Sous l’Ancien régime, l’autorité politique, du chef de gouvernement au Omda, est perçue comme une toute-puissance, une prépondérance, voire une oppression. Une toute-puissance non pas vis-à-vis du chef de l’Etat, duquel le détenteur de l’autorité est dépendant, mais vis-à-vis du peuple, qui, dans un tel régime autoritaire, impressionnée par l’autorité politique, vit dans une sorte d’obéissance visqueuse et gluante. Le détenteur de l’autorité est issu du parti unique (sous Bourguiba) ou hégémonique (sous Ben Ali). Normal qu’il se considère à l’égard des citoyens, comme l’incarnation du commandement par délégation d’un parti ou de l’homme au pouvoir, c’est-à-dire comme un quasi-souverain. Cela lui donne le droit d’user des choses, des institutions, des hommes, d’en abuser même, pour peu que le pouvoir et ses proches restent saufs. L’obéissance des citoyens est due ici aux hommes, pas à la loi, à la tradition politique ou aux institutions. De l’autorité à l’autoritarisme, le pas est vite franchi. On aboutit à une conception ou pratique autoritaire du pouvoir ou de la fonction politique en général.

Autorité surévaluée, autorité sous-évaluée

Une personne autoritaire, qui surévalue son autorité, dans un régime autoritaire, n’implique pas qu’elle a le sens de l’autorité. De même une personne non autoritaire, qui sous-évalue ou sous-emploie son autorité en démocratie, qui bafoue les valeurs qu’elle sous-tend, ne fait pas non plus une bonne lecture de la signification appropriée de son autorité. « Sous-évaluer », non pas dans le sens quantitatif de l’autorité, celui de l’accumulation de pouvoirs, mais dans son sens qualitatif ou moral. Dans les deux cas de figure, ces acteurs sont peu respectueux du crédit, de l’influence, du pouvoir conférés par la loi et les usages, leur permettant d’acquérir par la connaissance, l’expérience, le savoir-faire, ce qui est nécessaire à l’autorité morale de la fonction occupée.

Ce dernier cas est très visible en Tunisie depuis le début de la transition jusqu’à aujourd’hui. La pratique de la mauvaise interprétation de l’autorité, de la « crise de l’autorité » même, juxtapose l’inexpérience politique des acteurs politiques à l’inculture démocratique. La résistance à la démission est une de ces pathologies de la crise de l’autorité. Elle dénote tantôt une mauvaise perception du sens de l’autorité, tantôt une mauvaise perception de l’éthique démocratique elle-même. Des ministres qui commettent des erreurs assez graves, des attentats à la démocratie, des infractions à la loi, qui sont délibérément désignés parce qu’ils sont suspectés de corruption (ce qui permettra de marchander leur désignation). Un chef de gouvernement (Fakhfakh) qui a beaucoup résisté avant d’être acculé à la démission, alors qu’il est à la base d’un conflit d’intérêt patent dont les faits sont avérés dès sa désignation, « qui a menti lors de sa déclaration de patrimoine…,qui considère que c’est normal que, en tant que président du gouvernement, il puisse rester gérant et actionnaire d’une société qui fait des affaires avec l’Etat », d’après Chawki Tabib dans un entretien au journal Le Point (31/08/2020). C’est le cas encore de Ghannouchi, qui ne veut pas démissionner de la présidence du parlement, alors qu’il y est poussé par une large partie des députés et de l’opinion et qu’il n’a plus la légitimité d’une fonction aussi consensuelle. Dans un passé récent, Rafik Ben Abdessalem Bouchlaka, ministre des Affaires étrangères, refusait de démissionner du gouvernement, alors qu’il a reconnu avoir reçu le virement d’un million de dollars du gouvernement chinois sur son compte personnel à la STB, un don destiné à l’organisation d’un colloque, en s’abritant derrière la majorité islamiste à l’ANC. Anouar Mâarouf, ministre d’Etat du transport sous le gouvernement Fakhfakh, affilié à Ennahdha, refuse de démissionner à son tour, alors que sa voiture de fonction a été accidentée par sa fille, qui n’avait nullement le droit de la conduire, et que l’affaire a été étouffée par le réseau islamiste. Et on pourra multiplier les exemples.

Démission et vindicte

On comprend que sous Bourguiba ou sous Ben Ali, un ministre ne puisse pas démissionner, de crainte de subir des pressions, ainsi que sa famille, pour un tel affront, crime de lèse-majesté. Mais, pas en démocratie, même de transition, où un tel ministre peut retourner vaquer librement à ses anciennes occupations. Sauf si un tel ministre a ici quelque chose à se reprocher. Et c’est le cas. Le chef du gouvernement Fakhfakh, pourtant démissionnaire et chargé des affaires courantes, décide de laisser libre cours à sa vindicte et de se venger des initiateurs des pressions qu’il a subies, en éliminant de son gouvernement les ministres islamistes, puis dans la foulée, en limogeant d’autorité Chawki Tabib, président de l’Instance nationale de lutte contre la corruption, pour avoir dénoncé le conflit d’intérêt dont le chef du gouvernement en est responsable. On ne peut appeler cela de l’autorité, ni le sens de l’Etat. Le nouveau chef de gouvernement Hichem Mechichi s’est vu, lui, imposer, de manière non constitutionnelle par le président Kais Saïed, le ministre de l’intérieur, dont la désignation est du ressort du chef de gouvernement dans le nouveau régime tunisien, alors que ce ministre visiblement sans expérience ne semble pas, d’après lui, avoir le profil de l’emploi. Le président a maintenu contre vents et marées le ministre de la culture, non voyant, qui s’est pourtant désisté après sa désignation, alors que le chef de gouvernement désigné était sur le point de faire une nouvelle affectation pour ce poste, puisque le ministère de la culture était encore de son ressort.

« Gouvernement du président » ou pas, un homme politique qui a le sens de l’autorité et de la légitimité aurait démissionné instantanément d’une telle haute fonction devenue handicapante, pour sauver son autorité. Sauf s’il décide de ne pas céder et de faire jouer en sa faveur une éventuelle majorité de confiance (auprès d’Ennahdha, Qalb Tounès, Tahya Tounès, bloc de la Réforme nationale et autres). S’il cède aujourd’hui sur l’étendue de ses attributions, il pourra céder davantage le lendemain en cas de crise.

Conduite de l’autorité

Ce qui pose donc problème, dans la sous-évaluation ou mésinterprétation de l’autorité, c’est la conduite de l’autorité politique en tant qu’autorité politique. On envisage ici l’ensemble des qualités par lesquelles un homme impose aux autres sa personnalité ou acquiert de l’ascendant grâce auxquels il se fait respecter, obéir et écouter. C’est de cela dont il s’agit quand on dit de quelqu’un qu’il manque d’autorité personnelle ou qu’il n’a pas une haute estime de son autorité.

L’autorité politique a un sens moral qui répugne aux échecs ou aux erreurs manifestes commises par leurs détenteurs. Pourtant, en Tunisie, les responsables politiques continuent de refuser la démission justifiée, même s’ils sont contrariés sur le plan des principes, ou humiliés par une autorité supérieure.

Les technocrates, comme le chef de gouvernement désigné Mechichi, ou les membres de son gouvernement, aussi compétents soient-ils, aggravent encore le problème. Ces technocrates sont des hauts fonctionnaires, énarques, habitués à l’obéissance et à l’obligation de réserve vis-à-vis de leurs autorités supérieures, et dont ni le tempérament politique, ni l’audace politique ne circulent spécialement dans leurs veines. Ils n’ont pas l’habitude de renoncer volontairement à une fonction, ils attendent que l’autorité supérieure le leur ait signifié en bonne et due forme. Dans ce cas, à quoi peut servir une compétence ? Comme le dit Gustave Le Bon, « La compétence sans autorité est aussi impuissante que l’autorité sans compétence ».

L’autorité politique en démocratie ne doit pas s’imposer comme une contrainte physique ou psychique aux personnes qu’elle commande, comme on le voit dans l’autoritarisme. Elle est une valeur reconnue par le groupe à une personne, à une organisation, à une institution, ou aux mœurs et aux croyances. Elle doit s’entourer de légitimité si elle veut être obéie spontanément. La légitimité illumine l’autorité de son détenteur. Un homme politique qui démissionne parce qu’il n’est plus en harmonie avec la loi, chargé lui-même de veiller à son application, qui n’est plus désiré par la majorité ou par l’opinion, sauvegarde assurément son autorité et fait preuve de responsabilité politique. Tant que les personnes tenues d’obéir reconnaissent le bien-fondé des ordres reçus, elles donnent leur assentiment et obéissent. Dans le cas contraire, l’autorité risque d’être vilipendée et contestée par l’opinion qui n’en voit plus dans le maintien de l’autorité défaillante qu’un désir injustifié de maintien au pouvoir par la force matérielle brute, sans aucune connotation morale. Dans ce cas, il y a crise d’obéissance parce qu’il y a une crise d’autorité.

Bien interpréter le sens de l’autorité par les acteurs politiques eux-mêmes, en la situant entre la faiblesse et l’abus d’autorité, c’est aussi une manière d’instruire la démocratie, d’approfondir sa culture auprès des citoyens, et même de la sauver. L’autorité n’est crédible que par l’exemplarité. Son respect dépend du respect des valeurs qui la supposent.

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