Al Qaida en Tunisie: entre mythes et réalité
par Seif Soudani
Inquiétante est la récente multiplication sans précédent des incidents et affrontements armés entre forces de sécurité tunisiennes et individus armés respectivement dans les deux frontières que compte le pays avec ses voisins libyens et algériens. Préoccupant peut l’être tout autant un certain scepticisme, voire un état de déni, constatés chez l’opinion vis-à-vis de la véracité des faits ou encore des « versions officielles » comme aiment à écrire les administrateurs de certains sites et pages influentes du web local. Distinguer le vrai de l’intox n’a certes jamais été évident en période de chaos sécuritaire propice aux rumeurs, de surcroit dans le domaine du renseignement militaire souvent entravé par le secret défense et autres potentielles bavures. Il existe néanmoins des éléments de lecture suffisamment objectifs en l’occurrence pour appliquer une grille de lecture claire aux derniers événements qui secouent les frontières.
La Tunisie en crise, nouvelle terre de passage
Ainsi donc, après deux arrestations distinctes à la frontière libyenne, les tensions auront culminé dans la matinée du mercredi 18 mai avec la mort dans la région de Rouhia, à 100 km de la frontière algérienne, de deux militaires sous les balles d’assaillants d’un point de contrôle, en fuite après un contrôle d’identité ayant mal tourné. Deux désormais héros nationaux morts au combat, dont un officier, le colonel Taher Ayari père de Yassine Ayari, blogueur tunisien populaire pour son rôle dans la révolution du 14 janvier.
Sans lien apparent, ces trois incidents ont de l’avis de plusieurs spécialistes de l’antiterrorisme, unanimes à ce sujet, une cause commune : la conjonction de la guerre civile en Libye et du relâchement sécuritaire en Tunisie. La volonté est donc prévisible de la part de combattants djihadistes disséminés dans le désert algérien de rejoindre les combats en Libye. Il existe d’autre part une autre composante clé, encore relativement méconnue de la résistance libyenne anti Kadhafi, la plus islamiste, dont la montée en puissance semble claire au vu de certains témoignages, mais que l’OTAN et les forces occidentales ont cependant tendance à passer sous silence, soucieux de ne pas nuire à la légitimité du combat anti forces loyalistes à Kadhafi, toute guerre même juste ayant sa part de propagande et sa communication. Ces groupes, parfois en déroute, cherchent donc à tout prix soit à retourner combattre en Libye, soit à y partir pour la première fois.
En effet, même pour d’éventuels combattants tunisiens salafistes (les deux membres du commando abattus hier sont de nationalité tunisienne, de même que le troisième qui est en fuite), rejoindre le chaos libyen paraît alléchant à plus d’un titre : au-delà du simple djihad dont le caractère religieux implique un devoir d’assistance à ses frères d’armes et d’idéologie, les lendemains de la chute promise et inéluctable du colonel Kadhafi sont synonymes de partage de gâteau post révolutionnaire, voire d’utopie d’instauration à terme d’un régime islamiste en Libye.
Pour autant, la Tunisie n’a pas vocation à être une plaque tournante du terrorisme international, cette expression impliquant une certaine complicité (comme au Mali ou au Pakistan) d’au minimum une partie du pouvoir en place, ce qui est loin d’être le cas, pour l’instant du moins, dans un pays où prime une tradition d’un islam moderne et modéré et où œuvre une institution militaire faisant l’unanimité éthiquement, ainsi que des élites laïques.
Quant à ceux qui arguent que le commando se dirigeait vers la capitale Tunis, on peut penser que si cela s’avère vrai qu’il s’agit là d’une destination imposée par des nécessités purement logistiques (ravitaillements en vivres, recrutement, etc.).
« Al Qaïda », une franchise avant tout
Face à l’accélération des événements et au flot d’informations mentionnant le plus souvent Al Qaïda et sa filière au Maghreb, AQMI, comme probable affiliation des combattants tel qu’en atteste la provenance des faux papiers trouvés sur les corps et le type d’armes saisi dans les véhicules incluant des ceintures d’explosifs, certaines pages star de la galaxie révolutionnaire Facebook, notamment celle de l’Union des Pages de la Révolution, n’ont pas manqué d’opter, une fois de plus, pour la théorie du complot. Motif, le gouvernement transitoire voudrait selon les tenants de cette théorie renforcer son emprise sécuritaire contre les forces révolutionnaires en invoquant, comme Ben Ali jadis, le péril islamiste, et peu importe s’il y a eu mort d’homme, les contre-révolutionnaires n’en seraient pas à une exaction près ! Le réflexe conspirationniste semble ici pourtant d’autant moins justifié qu’au lendemain de la mort de Ben Laden, des combattants islamistes du monde entier avaient promis de redoubler d’efforts pour venger celui qu’ils considèrent de fait comme un leader spirituel.
Autre élément d’actualité ne plaidant pas en la faveur de la version complotiste, le fait que le célèbre prédicateur imam radical Omar Bakri ait exhorté ses troupes à privilégier dorénavant la Tunisie post révolution, plus vulnérable, comme terre potentielle de cache d’armes et de prosélytisme, en l’absence de déploiement sécuritaire aussi strict qu’autrefois sur son territoire.
Nous savons enfin que l’appellation Al Qaïda est à l’évidence devenue depuis au moins 10 ans une sorte de franchise, de nom de prestige auto proclamé par des cellules dormantes notamment dès qu’elles prennent le maquis du djihad. Dans ces conditions, les médias reprenant ce nom ne font que reconnaitre un ensemble de traits communs, revendiqués ou pas par les groupuscules eux-mêmes. Al Qaïda doit donc cesser en tant que label d’évoquer chez les incrédules une menace étrangère ou fictive, y compris chez les responsables de partis politiques, dont Rached Ghannouchi et Moncef Marzouki, qui se sont empressés à tort d’infirmer les infos en provenance de Kasserine, au prétexte qu’Al Qaïda est « quelque chose qui n’existe pas en Tunisie », au risque de tomber dans une sorte d’état de déni frisant le négationnisme et disculpant le terrorisme de ses méfaits.
S. S.
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