Tunisie – Monde arabe : Les derniers méfaits du tribalisme ?

On les croyait être un vestige d’une époque révolue, pré bourguibiste en Tunisie. Pourtant tribalisme et conflits tribaux se sont rappelés au bon souvenir des tunisiens avec les affrontements inter communautaires de Metlaoui, à 400 km au sud de la capitale, en cours depuis vendredi dernier, à la faveur du relâchement sécuritaire dans le pays. 11 Morts et plus de 100 blessés, c’est le lourd tribut payé par la région, un bilan provisoire pour les médias, mais définitif d’après les autorités qui assurent aujourd’hui que la situation est stabilisée et sous contrôle, après l’arrivée de renforts conséquents, les blindés de l’armée venant seconder la gendarmerie.

Une région minée par la mine

Riche en ressources naturelles, essentiellement en phosphates, la région de Gafsa, et plus particulièrement sa localité de Metlaoui, est une région plutôt défavorisée où le secteur industriel de l’extraction et du traitement des minerais est l’unique gros employeur d’envergure nationale. La production annuelle de la région est d’environ huit millions de tonnes, ce qui fait de la CPG (Compagnie des Phosphates de Gafsa, nationalisée après l’indépendance) le cinquième producteur mondial de phosphates. Ainsi, décrocher un emploi dans la prospère usine étatique est synonyme de stabilité et peut éviter à la jeunesse locale de recourir à une immigration économique souvent précaire.

Mais dès l’année 2008 et les dernières années du règne de l’ancien régime, c’est cette région qui fut le théâtre de premiers troubles et affrontements sanglants, dans la ville frontalière voisine de Redeyef, qui pour beaucoup constituèrent la véritable première étincelle d’une révolution qui devait venir moins de 3 ans plus tard. Au printemps 2008, la ville est en effet en proie à un mouvement social d’ampleur, alimenté par un scandale lié à un concours d’entrée à la CPG, éclatant sur fonds de climat social dégradé. Soutenus par des personnalités syndicales, les manifestants dénoncent la corruption des représentants du régime qui monnayeraient les postes ainsi que leurs mauvaises conditions de vie (chômage, maladies causées par l’exploitation de la mine et pauvreté). Une grève durera près de 6 mois. Les manifestations sont violemment réprimées et deux jeunes tués. Plusieurs militants et syndicalistes sont arrêtés. Mais même si nombre de ces militants, condamnés à de la prison en décembre 2008 pour entente criminelle et rébellion armée, sont réintégrés dans le secteur de l’enseignement dès mars 2011 suite à la révolution, signe que le malaise est encore loin d’être apaisé, les affrontements reprennent de plus belle dans une ville qui, depuis, était quasiment auto administrée par ses habitants.

Cette fois, c’est toujours le même concours qui est en cause, mais ce sont des soupçons de favoritisme d’une tribu au détriment d’une autre qui déclenchèrent selon des témoins une véritable guerre à coups d’armes blanches, de cocktails Molotov et même d’armes de chasse, comme en témoignent les nombreuses munitions saisies par les forces de l’ordre. « Qu’est-ce qui peut bien conduire un tunisien à s’entretuer avec ses compatriotes avec qui il partage la même langue, la même religion, la même terre, voire souvent la même famille ? » déclarait aux médias un vieillard indigné ayant perdu un membre de sa famille. Le chaos sécuritaire semble avoir joué un rôle déterminant, les policiers sur place se disant débordés, et manquant de moyens pour faire face à tant de violence. Il n’en fallait pas plus pour une partie de l’opinion pour fustiger ce qui selon elle un silence complice du gouvernement de transition qui sous-estima dans un premier temps le conflit, et fit preuve d’un certain blackout médiatique les jours suivants concernant le bilan réel des affrontements. Mardi soir des sources autorisées ont expliqué dans le JT de la chaîne nationale, que 87 personnes avaient été arrêtées dont des agents d’autorité et d’anciens cadres du RCD local et déférées devant la Justice. Selon les mêmes sources, ce sont des anciens du RCD qui ont fomenté les troubles en diffusant de fausses nouvelles.

Le tribalisme, un populisme à double tranchant

Dès la fin des années 50 qui vit l’essor du panarabisme sous l’impulsion du nationaliste Nasser et son union avec la Syrie en février 1958, Bourguiba, sollicité par le président égyptien en vue d’une union régionale rapporta, visionnaire qu’il est, une anecdote devenue célèbre : « Le président Nasser me propose avec insistance une union entre nos deux pays, je lui ai répondu : je n’ai pas encore achevé de résoudre les conflits entre les Béni Ayyar, les Hammami, et les Jlass, et vous me parlez d’union transfrontalière ? ». Une posture qui en dit long sur le pragmatisme de père de l’indépendance tunisienne, conscient de la nécessité, d’abord, de mettre fin à la configuration tribale de la Tunisie profonde, étape préalable selon lui à tout projet d’instauration d’une citoyenneté véritable.

Ainsi, les conflits dans la Libye voisine et le Yemen viennent lui donner raison a posteriori, sur le fait que tribalisme et zones tribales posent un épineux problème de gouvernance. Face à ces véritables zones de non-droit, les gouvernants ont typiquement deux options, et ceux de ces deux pays ont vraisemblablement choisi la pire. En effet, contrairement à un Bourguiba qui choisit de combattre le fléau tribal par ce qu’il appelait « l’élévation des consciences populaires » mélange d’allocation du tiers du budget de l’Etat à l’éducation nationale, et de pédagogie laïque passant par un travail de terrain du planning familial, révolutionnaire pour l’époque (et combiné à l’interdiction de la polygamie), Saleh et Kadhafi auront sciemment maintenu dans un état de tribalisme primitif, respectivement pendant près de 30 et 40 ans, leurs pays, afin de mieux y assoir leur domination sans partage. Se contentant d’instaurer le dialogue avec les chefs tribaux en mode de gouvernance, ils ont poussé le cynisme jusqu’à présenter ce système populiste en modèle de démocratie directe.

Aujourd’hui, à l’épreuve du soulèvement de leurs peuples par effet d’émulation ayant conduit à l’affaiblissement de leur légitimité, ces peuples constatant la fragilité institutionnelle des présidences voisines, nous voyons bien à quel point il est difficile de renverser de tels autocrates dont les politiques ont abouti à favoriser analphabétisme et islamisme. Deux fléaux qui eux-mêmes ont dégénéré en lutte armée s’agissant de changer de régime (plus de dix mille morts en Libye), là où en comparaison à cela, les révolutions tunisienne et égyptienne, nettement moins soumises aux logiques tribales, ont relativement réussi à éviter des effusions de sang inutiles, avec des révolutions globalement propres.

Seif Soudani  


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