Pourquoi les responsables tunisiens ne racontent pas les vraies circonstances du départ de Ben Ali ?
Aujourd’hui, cela fait cinq mois jour pour jour que Ben Ali a été chassé du pouvoir et les Tunisiens ne connaissent toujours pas le fin mot de l’histoire : comment est-il parti ? s’est-il enfui ? et si oui, sous la pression de qui ? de l’armée ? des Américains ? et comment dans ce cas expliquer le flottement qui a suivi son départ, où le premier ministre a été intronisé président provisoire pendant 24 h, présentant lui-même l’absence de Ben Ali comme étant momentanée ? et comment expliquer que le président déchu n’ait pas pris d’affaires avec lui, même pas ses lunettes ni une chemise de rechange ? et qu’une partie importante du clan ait été arrêtée le jour même ce qui prouve qu’il y a eu précipitation, voire panique ? Comment expliquer les coups de fils qu’il a passés le soir même de son avion, puis de Jeddah à plusieurs ministres et hauts responsables ? ainsi qu’à son éphémère successeur Mohamed Ghannouchi? Quel a été le rôle véritable de l’armée tunisienne ?
L’Exécutif tunisien, tout provisoire qu’il est, doit donner des explications aux Tunisiens. Ce mutisme est malsain et laisse libre cours aux hypothèses les plus fantaisistes, aux articles de pure fiction tel celui de Sara Daniel, publié le 9 février dans le Nouvel Obs et qui montre un Ben Ali en pleurs poussé de force par Ali Sériati dans l’avion. Ce qui est une invention pure et simple.
La vérité, quelques personnes bien placées au sommet de l’Etat ainsi que quelques personnalités de l’ancien régime la connaissent. Béji Caid Essebsi, Fouad Mbazzaa, Ridha Grira, Rachid Ammar font partie de ceux qui connaissent les détails et qui n’en parlent pas.
Pourquoi ?
Parce que la vérité n’est pas glorieuse. Elle n’est pas forcément très belle à dire. Elle montre en effet des responsables tunisiens peu sûrs d’eux, pour ne pas dire faibles, craignant les foudres verbales de l’ancien président au point de ne pas répondre à ses appels téléphoniques répétés de Jeddah. La Tunisie a vacillé dans la nuit du 14 au 15 janvier, le pouvoir était à prendre et personne n’a assuré. Aucune personnalité forte ne s’est affirmée et n’a eu le courage d’affronter la situation autrement que sur un plan sécuritaire. Personne ne s’est levé pour dire : je prends les commandes pour sauver le pays. Les choses se sont plutôt faites dans la précipitation et la panique. Plusieurs personnalités sont restées debout sous le vent et sous l’orage de la nuit post révolution, mais il n’y avait pas de leader. Voilà tout le problème. Ce qui résume bien l’état d’esprit général, c’est que le noyau gouvernemental de l’époque, conduit par le très provisoire président d’une nuit, réuni jusqu’à l’aube au ministère de l’Intérieur, n’osait même pas répondre aux coups de fil du « déchu ». Vers trois heures du matin, c’est un Ghannouchi peu maitre de lui, presqu’effaré, qui a prononcé au téléphone la phrase fatidique : « roujou3ek ghayr marghoub fih » (votre retour n’est pas souhaité). Entre temps, le pdg de Tunisair avait ordonné à l’équipage de l’avion officiel de ramener l’avion, en laissant le dictateur dans les limbes saoudiennes.
Le véritable récit du 14 janvier a déjà été publié dans Le Courrier de l’Atlas en excusivité. Nous en reprenons ici les grandes lignes.
Le matin du vendredi 14 janvier, Leila Trabelsi avait déjà cédé à la panique. Elle prévient son clan qu’il faut quitter le pays pour se faire un peu oublier. Elle-même se demande où aller et opte finalement pour une « omra » ou petit pèlerinage (d’expiation ?), en emmenant avec elle son fils de six ans et sa fille Halima, 18 ans. Les membres du clan Trabelsi, qui s’étaient tous réfugiés chez leur sœur, dans le palais de Sidi Bou Said, rejoignent l’aéroport en début d’après-midi, sauf Belhassan parti dans son yacht et Sakhr parti la veille au soir dans son avion.
Leila Trabelsi se rend à l’aéroport militaire d’El Aouina avec ses deux enfants dans un convoi escorté par la garde présidentielle, et elle attend dans le salon d’honneur, qu’on prépare l’avion. Elle est tellement impatiente de partir qu’elle préfère attendre sur place, le temps qu’on sorte l’avion du hangar, qu’on le prépare et que l’équipage arrive.
Le dictateur, au palais présidentiel, reste en contact avec elle. Vers 14h ou 14h30, Ali sériati entre dans son bureau et le prévient qu’un hélicoptère avec à son bord des hommes armés et cagoulés, se dirige vers le palais pour le bombarder. Ben Ali panique et appelle le ministre de la Défsne, seul habilité à autoriser le décollage d’un avion militaire. Celui-ci se renseigne puis dément l’information.
Jusqu’alors, le maintien de l’ordre (selon le jargon de l’époque), autrement dit la répression, était coordonné au ministère de l’Intérieur, avec l’implication de trois parties : le ministère de l’Intérieur, représenté par le ministre, le directeur de la sûreté et différents directeurs ; le ministère de la défense, représenté par le ministre Grira et par le chef d’état-major de l’armée de terre Rachid Ammar ; et enfin, le coordinateur et représentant du président le général Ali Sériati.
Devant cette menace d’héico armé dont il ne sait si elle est vraie ou fausse, Ben Ali décide de nommer Rachid Ammar comme coordinateur à la place de Sériati et annonce sa décision à Grira qui s’exécute. Ali Sériati accompagnera Leila en Terre Sainte, ajoute Ben Ali.
Vers 16h45, on ne sait quel déclic s’est produit dans la tête de Ben Ali lorsqu’il se lève et décide de rejoindre Leila et de saluer son fils et sa plus jeune fille. Il laisse d’ailleurs ses lunettes sans lesquelles il ne peut lire. Dans le couloir, il appelle son planton et lui demande de lui amener sa veste et lui annonce qu’il revient dans peu de temps.
A l’aéroport, il faiblit devant les supplications de son fils, et décide de les accompagner à Jeddah et de revenir le lendemain dans le même avion. Il est 17h45, le couvre-feu entre en vigueur dans 15 mn, le destin de la Tunisie bascule…
Ali Sériati se retrouve sur le plancher des vaches et il décide de prendre un café dans le salon d’honneur. Pendant qu’il sirote son café crème, le commandant de la base militaire prévient le ministre de la Défense du départ du Chef de l’Etat. Il donne l’ordre d’arrêter Sériati. Celui-ci est encore détenu dans cette même caserne.
Entretemps, l’un des adjoints de Sériati prend une initiative personnelle après avoir été avisé du départ du chef de l’Etat : il appelle les présidents des deux chambres ainsi que le premier ministre, et leur intime l’ordre de venir au palais lire une déclaration par laquelle ils constatent l’absence « provisoire » du président et d’invoquer l’article 56 de la Constitution pour déclarer le premier ministre provisoirement Chef de l’Etat. Selon lui, il a remarqué des mouvements de troupes suspects autour du palais et il veut préserver la continuité de l’Etat et son caractère civil, éviter un coup d’Etat et peut être préserver le pouvoir en attendant le retour de Ben Ali. Ghannouchi, Mbazzaa et Abdallah Kallal n’acceptent que sur son insistance et sous la pression. Ils arrivent au palais de Carthage où les attendent les caméras de la télévision prévenues par ce même responsable de la garde présidentielle. Et Ghannouchi lit la fameuse déclaration qui constate la vacance momentanée du pouvoir et l’absence provisoire du Chef de l’Etat. Ils savaient tous qu’il comptait revenir.
Cette annonce est interprétée immédiatement par le peuple comme une fuite du tyran. Le pays est en liesse. Dans la nuit, les principaux responsables de l’Etat se rendent compte que le retour du dictateur est impossible, que le peuple a fait sa révolution et ils appellent le conseil constitutionnel à constater la vacance définitive au sommet de l’Etat et à appliquer l’article 57 de la constitution.
La continuité constitutionnelle a été préservée.
Maintenant, il faudra, pour l’histoire, réunir les différents acteurs et témoins directs, sur un plateau de télévision, et leur faire raconter les vraies circonstances.
Le peuple tunisien, qui a fait la révolution, le vaut largement.
Boujemâa Sebti