Tunisie – La spirale de la violence des extrêmes ou quand faire la révolution devient un objectif en soi

Tout observateur du paysage socio-politique de la Tunisie post révolutionnaire peut objectivement affirmer que le meilleur y côtoie le pire. On commence en effet à distinguer ceux qui sont animés des meilleures volontés, de ceux qui ne sont que des agitateurs d’un cycle de violences stériles dont on commence à comprendre qu’il est chronique, voire infini. Ainsi, après les heurts du début du mois de mai faisant suite aux déclarations, pour la plupart sans fondements, de Farhat Rajhi qui fournirent le prétexte à une mini révolte surtout suivie par les plus jeunes, cette fois c’est à un appel surgi de nulle auquel on assiste depuis peu dans les milieux constitués tant de groupuscules d’extrême droite que d’extrême gauche.

Cet appel est relayé par le biais de leurs très actifs et militants sites web respectifs, appelant les foules à marcher sur les bâtiments symboles de l’Etat, y compris le palais présidentiel, pour « renverser le régime » ce vendredi 17 juin. Pour les leaders de ce mouvement, le régime Ben Ali n’est pas tombé ; ils entendent donc en découdre et clairement prendre eux-mêmes le pouvoir à la faveur d’un coup d’Etat mégalomaniaque.

Appel du 17 Juin, un appel pour rien !

Il convient de distinguer d’abord la contestation légitime, se basant notamment sur des demandes sociales précises et articulées autour d’idéaux clairement établis comme ceux de la révolution du 14 janvier, des simples lubies de casseurs en mal d’action. Issu de la mouvance de ce qu’on appelle les Ultras des stades (supporters rompus au hooliganisme violent des stades de football), le mouvement Takriz, l’un des principaux artisans de cet appel semble, tout comme ses pendants à l’étranger, n’exister que pour et par la lutte violente perpétuelle défiant l’autorité de l’Etat quel qu’il soit. On le voit bien à travers les changements incessants de cible, prenant tour à tour les nouveaux premiers ministres et / ou présidents au gré des changements effectués au sommet de l’Etat. Peu importent les individus, le but est de flatter un égo surdimensionné en se mesurant à plus fort que soi, quitte à revendiquer tout et n’importe quoi. Le groupuscule s’est fait une spécialité de récupérer à son compte toute action violente isolée, du saccage de poste de police à l’incendie de bâtiments officiels sans aucun rapport avec le mouvement, en labellisant des vidéos à son nom tout en se félicitant de l’état d’anarchie qu’ils appellent de leurs vœux.

Dans ces conditions, on comprend aisément que le mouvement et ses leaders, à l’image de l’expatrié gourou Jalel Brick condamné par contumace par le Tribunal militaire de Tunis, craignent de tomber dans une sorte de chômage technique par faute de pouvoir à renverser ou à chahuter, une fois Ben Ali parti et le RCD décimé. D’où la nécessité de continuer à agiter le spectre d’un retour fantasmé de la menace de reprise en main du pays par l’ex régime et ses dignitaires. D’autant que le championnat de foot, après sa reprise émaillée d’incidents de vandalisme et de slogans politisés dans les tribunes, n’autorise plus les supporters à assister aux matchs, par principe de précaution et ce jusqu’à nouvel ordre.

Le nouveau poujadisme des « webeux »

Parallèlement à quelques slogans désormais reconnaissables d’anonymat érigé en dogme et d’exigence de transparence tous azimuts, à l’image de l’idolâtré Wikileaks, au mépris du secret inhérent à la pratique universelle de la diplomatie, du secret défense, secret de l’instruction, de la protection de témoins et autres devoir de réserve qu’implique parfois le statut d’homme d’Etat, les nouveaux mouvements anarchistes derrière ces appels répétés à la violence vaguement « anti système » se caractérisent par leurs références systématiques à des grosses productions cinématographiques dont les films V for Vendetta et, plus récemment, « 300 », long métrage hollywoodien retraçant l’épopée d’une petite armée de braves 300 guerriers spartiates venue à bout de la puissante armée perse. Des inspirations qui trahissent souvent le jeune âge des agitateurs tirant les ficelles en coulisse. (Voir la campagne estampillée « 300 » dans les sites affiliés).

Plus grave cette fois, la science-fiction est devenue réalité lorsqu’avant-hier, un ex garde du corps « repenti » de Ben Ali (c’est ainsi qu’il fut présenté par Nessma TV lors de son interview en tout cas) devenu vidéaste hebdomadaire de l’appel au soulèvement, n’a pas hésité à afficher une arme automatique de gros calibre en menaçant le gouvernement de l’utiliser ce même 17 juin si les militaires ou les forces de l’ordre venaient à s’interposer.

Plus généralement, ces mouvements, souvent anti-intellectualistes au motif que l’intellectuel serait déconnecté du terrain, jouent constamment sur les thèmes de lutte des classes, attisant la colère des jeunes issus de milieux défavorisés à la faveur d’un populisme les incitant à voir en la classe dirigeante, même provisoire, du gouvernement de transition actuel une caste de corrompus ayant « vendu la Tunisie » aux pays du G8. L’interview accordée lundi par Béji Caïd Essebsi à Al Jazeera les aura confortés dans cette spéculation, puisque le chiffre macro-économique de 125 milliards de dollars d’investissements  étrangers sur plusieurs années y fut lâché, immédiatement pris pour une preuve selon eux qu’une telle somme ne peut qu’être motivée par des « desseins impérialistes ».

La tradition du vendredi ou l’islamisation implicite de la contestation

Enfin, la tradition du vendredi confirme une certaine islamisation tacite de la contestation. En effet, en choisissant délibérément et systématiquement les vendredis, jours de prière, comme « jours de la colère » théâtres de leurs marches, les leaders de ces mouvements formulent implicitement le postulat selon lequel il n’est possible de fédérer les contestataires qu’à la sortie des mosquées, après la prière du vendredi (aux alentours de 14h00 heure locale). Venue de pays du Golfe et du Proche et Moyen-Orient, cette coutume de la contestation sociale mêlée aux instincts religieux et identitaires fait le jeu et le bonheur des partis islamistes locaux qui sont de facto tentés par s’attribuer le mérite de toute velléité révolutionnaire, en l’absence de causes mobilisatrices plus efficaces que la galvanisation des foules à l’issue du prêche du vendredi.

Républicains et démocrates du Pôle Démocratique Moderniste récemment constitué par un ensemble de partis de gauche et de droite républicaines appellent d’ores et déjà à la vigilance face à toute forme de récupération et de manœuvre profitant du relatif chaos sécuritaire encore sensible dans la capitale. Le premier meeting aux allures de test est attendu ce samedi 18 juin.

Seif Soudani