L’ « Open Governance », le pari de Slim Amamou pour la Tunisie : risqué ou téméraire ?

Certains le donnaient pour médiatiquement mort, déjà tombé aux oubliettes de l’histoire post révolutionnaire depuis sa démission le 25 mai dernier. D’autres croyaient plutôt à une traversée du désert du fait d’une célébrité fraîchement acquise mais pesante, celle d’une gloire mal assumée résultant d’une ascension fulgurante qui l’a propulsé du statut de blogueur à celui de secrétaire d’État. Mais pour avoir sollicité Slim Amamou alias « Slim404 » en vue d’un entretien qu’il a préféré remettre à plus tard faute de temps, nous savions que le mutisme de l’increvable cyber-activiste cachait en réalité une hyper activité propre à une nouvelle entrée en lutte, dont on peut penser qu’elle se veut autrement plus ambitieuse, maintenant que Ben Ali a été écarté d’une part, et qu’il a goûté aux arcanes du pouvoir et à la notoriété d’autre part.

C’est donc la semaine dernière que le cyberdissident sort de son silence pour la première interview vidéo (publiée hier) depuis son départ du gouvernement de transition, nos confères d’Algérie-Focus ayant retrouvé sa trace en France (il est actuellement en Espagne selon son compte Twitter), alors qu’il participait à Montpellier au colloque 4M (Médias, Mutation, Montpellier, Méditerranée), organisé par Canal France International sur le thème « La démocratie passera-t-elle par le Web ? ».

Le cœur de cet assez long entretien consiste en la présentation par Amamou de ses projets futurs. Ceux-ci s’articulent principalement autour de la promotion d’une nouvelle cause : l’ « open goverance ». Concept en vogue ces derniers temps dans la blogosphère tunisienne et mondiale avec sa défense acharnée par « les indignés » espagnols, grecs, et dans une moindre mesure français, elle consiste en une sorte de démocratie participative à la sauce web, ouverte aux internautes. « Moi et un petit groupe d’amis, nous croyons beaucoup aux nouveaux modes de gouvernance basés sur internet. Je pense que ce qui se passe en Espagne et en Grèce relève d’une seule et même révolution, partie de Tunis mais qui touche le monde entier, les citoyens de ces pays exprimant un ras-le-bol face à la non représentativité de leur voix par leurs classes politiques qui, une fois élues, ont carte blanche pendant des années pour faire ce qu’ils veulent de nos vies, » a-t-il expliqué.

Le journaliste l’interrompt pour lui rappeler à juste titre que cela n’est pas nouveau et que c’est déjà expérimenté, voire en vigueur, notamment en Suisse.

Tradition sous diverses formes depuis plusieurs siècles, quel bilan peut-on dresser de la démocratie directe en Suisse ces dernières années ? Des années marquées par la montée des populismes dans la confédération helvétique.

Permettant au peuple d’exercer directement son pouvoir politique, par opposition à la démocratie représentative, cette forme de gouvernance permet aux citoyens de se prononcer également sur l’approbation de textes législatifs ou constitutionnels décidés par ce qu’on appelle en Suisse des initiatives populaires. Concrètement, cela se traduit par des « votations » régulières et périodiques sur des faits de société qui ne sont pas à l’abri d’aléas comme des faits divers pouvant influencer l’opinion et lui faire reconsidérer des acquis sociaux (laïcité, peine de mort, avortement, pénalisation des drogues, etc.). Plus préoccupant, en 2009, ce système a favorisé l’émergence de figures de l’extrême droite populiste telles qu’Oskar Freysinger, un xénophobe ayant fait du rappel des racines chrétiennes de la Suisse une priorité. Le résultat est un multiculturalisme en berne et la liberté de culte remise en question, avec un vote massif contre la construction de minarets sur le sol suisse.

Posant décidément les bonnes questions, notre confrère algérien finit par demander à Slim Amamou s’il ne craint pas qu’un tel mode de gouvernance fasse le jeu des plus radicaux. Nonchalant, le jeune activiste esquive à moitié la question en disant qu’il « fait confiance à la modération du peuple tunisien », et que de toute façon « tant pis si cela devait être la volonté du peuple »…

Le problème est que là où les jeunes révolutionnaires jusqu’à ceux de mai 68, et plus généralement avant notre ère qui pour beaucoup de politologues est « post idéologique », avaient encore des idéaux clairement identifiables, universels et politiquement marqués (progressisme, universalisme, etc.), la frange de la contestation représentée par Anonymous (mouvement auquel Amamou revendique son appartenance) et les Indignés, s’expose au double risque de l’anonymat et de l’apolitisme.

L’ex secrétaire d’Etat le sait pourtant, lui qui il y a deux ans militait encore au sein de Takriz, un groupuscule dont la dérive violente et terroriste, conjuguée au maintien du culte de l’anonymat ayant survécu à la dictature, a poussé les autorités tunisiennes à en filtrer l’accès internet sur décision d’un tribunal militaire.

En somme lorsque Slim nous parle des attaques d’Anonymous sur les serveurs de l’Etat, comme si cela coulait de source que ces moyens étaient entre de bonnes mains, son postulat, mais aussi le point faible de sa doctrine, c’est qu’il demande de leur faire confiance, de croire ce mouvement sur parole. Certes, par le passé celui-ci a défendu une cause juste avant le 14 janvier. Seul hic, ces anonymes ne sont pas élus et rien ne prouve que même s’ils sont animés par les meilleures intentions au départ, il n’y ait pas de dérive autoritaire dans le futur, en l’absence de leviers institutionnels pour y remédier.

Autre aspect problématique, le recours au consensus tel qu’on l’a vu à la Puerta Del Sol à Madrid, préconisé par les Indignés, érigé en mode de gouvernance, et inspirant aussi l’Open Governance. Une forme de concertation dont on peut douter du caractère démocratique : derrière sa prétendue aversion pour le leadership, elle révèle malgré tout le plus souvent des leaders autoritaires qui influencent le dit consensus. Ensuite le fait qu’Amamou privilégie les listes indépendantes va, quoi qu’on en pense, à l’encontre du pluralisme des partis politiques vis-à-vis desquels il semble allergique, quels qu’ils soient. Enfin, les pays les plus démocratiques au monde ont opté pour des démocraties représentatives (contrairement à tout ce qui relève des comités de quartier et autres comités révolutionnaires de la démocratie dite directe qui sont généralement le propre de régimes tels que ceux en place depuis des décennies à Cuba, en Iran ou encore en Libye).

Si par ailleurs l’Islande est le premier pays à expérimenter l’élaboration d’une nouvelle « e-constitution » collaborative en ce moment-même avec plus ou moins de succès, en Tunisie (et probablement partout ailleurs) des juristes, politiciens, experts en droit constitutionnel et figures du milieu associatif réunis au sein d’une instance (CISROR) peinent à se mettre d’accord ne serait-ce que sur le texte préliminaire censé servir de pacte républicain, prélude à une constitution  (Yadh Ben Achour a encore dû se justifier des déboires de son instance hier soir dans les médias). Dans ces conditions, l’idée que des internautes par milliers arriveront à un consensus laisse songeur. Le pari selon lequel les jeunes apolitiques conduiront à coup sûr le pays vers une voie républicaine relève donc pour l’instant de l’utopie.

C’est aussi ignorer que démocratiser sans séculariser au préalable, c’est prendre le risque non négligeable de l’avènement au pouvoir de régimes totalitaires. L’Histoire montre que faire appel aux pulsions identitaires et aux instincts religieux finit par gagner en l’absence de pédagogie laïque (et accessoirement en l’absence d’une éthique du web en l’occurrence). Or, avec Ennahdha parti islamiste en tête des intentions de vote en Tunisie, la multiplication des listes indépendantes ne peut qu’arranger électoralement et mathématiquement ce parti qui reste le plus uni, et désavantager le camp républicain en le divisant davantage encore.

Seif Soudani