Tunisie. Dialogue de sourds entre Talbi et Mourou
Qui a dit que les médias sont indispensables en démocratie, car ils permettent au citoyen d’effectuer un choix éclairé ? Dans les médias audio et visuels de la Tunisie post révolutionnaire, on n’en est pas là. C’est surtout la course à l’audience, quitte pour cela à enlever le bas si le concurrent a déjà enlevé le haut.
Ce 29 juin, grâce à la radio Shems FM, les Tunisiens ont passé un nouveau palier vers le non-débat. La radio recevait pour deux heures de dialogue de sourds, Abdelfattah Mourou, figure de l’islamisme local, opposé ce jour là à Mohamed Talbi, vénérable penseur islamologue, historien, agrégé d’arabe.
Le débat, dès que Talbi est sur un plateau, tourne inévitablement autour de la question à ses yeux centrale, de la place de la sounnah (tradition prophétique) comme source dans le droit musulman. Talbi est connu pour son esprit critique acéré, qui s’exerce uniquement à l’intérieur des textes, et qui ne reconnaît comme source que le coran, lequel selon lui doit être lu en tenant compte des intentionnalités (maqassid) du texte sacré au moment de la révélation et non pas des interprétations successives des humains, certains en service commandé par leurs maîtres politiques, d’autres simplement influencés par leur époque.
Mohamed Talbi est donc un penseur et un chercheur qui a appliqué à l’Islam les méthodes de la critique scientifique, en se fixant une seule limite : le texte sacré lui-même.
Abdelfattah Mourou n’est pas de cette eau. C’est un avocat qui a été tout au long de sa vie, un prêcheur (brillant) et un homme politique.
Le clash était inévitable. Surtout que Mohamed Talbi, à 90 ans passés, s’est un peu lâché. Il n’a pas maîtrisé la forme et a sans doute oublié qu’il ne parlait pas devant un auditoire scientifique mais qu’à l’autre bout du micro, il y avait d’innombrables auditeurs. On a retrouvé dans ce débat, deux travers fréquents dans le monde arabe : d’une part un penseur qui ne sait pas s’adresser au grand public ; et d’autre part, l’usage d’une langue arabe pure et fluide, parfois joliment ciselée mais élitiste.
En gros, voici les principaux points de l’échange :
-Mohamed Talbi récuse le voile, foulard et autres nikab dits islamiques, question sur laquelle il s’est déjà longuement expliqué, entre autres dans son fameux livre « L’Islam n’est pas voile, il est culte ». Mourou pense exactement le contraire, que le voile est une obligation religieuse.
-A aucun moment, les arguments de Mourou ne se hissent au niveau de la rigueur dont fait souvent preuve Talbi.
-Talbi a été desservi quand il a cité sans autres précautions, certaines sources. Par exemple, il a cité les chiites qui traitent Aicha, l’épouse du prophète, de « femme légère » (on va le dire comme ça, le mot original est bien plus fort).
-La thèse de Talbi est que la sounna ne peut être considérée comme source de législation en droit musulman (charia), car elle résulte d’interprétations, de récits, voire d’inventions tout à fait humaines. Il cite -et là, il est très à l’aise, la manière dont les hadiths (propos prêtés au Prophète) ont été réunis, plus de deux siècles après sa mort, selon des sources purement orales. Il ne s’est pas privé de critiquer les actes des sahhaba (compagnons du Prophète).
-Mourou semblait en rester à la sacralisation des compagnons du Prophète qui fait plutôt consensus chez les sunnites, tout en reconnaissant qu’ils ont pu commettre des actes illicites.
Au final, tout ce que l’on peut retenir de ce débat inabouti, c’est de rappeler que la religion musulmane est susceptible dans plusieurs de ses composantes, d’interprétations et de compréhensions multiples. Elle n’est pas monolithique.
Suite au débat, Talbi a été critiqué, vilipendé, excommunié par de nombreuses personnes ou groupes en Tunisie, à cause de ses prises de position. J’ai personnellement lu sur FB, des posts qui réclament sa tête et demandent son adresse personnelle.
La vraie leçon du débat est cependant ailleurs. C’est l’extrême difficulté dans la Tunisie d’aujourd’hui, après 23 ans d’apnée benalienne, d’organiser de vrais débats et d’acquérir ou d’accepter l’esprit critique. Cela n’est pas sans rappeler l’épisode Taha Hussein, penseur égyptien qui à partir de 1927 avait été traîné dans la boue et excommunié après avoir publié son fameux livre sur la poésie pré-islamique à cause de sa phrase, censurée ultérieurement : « Pour prouver scientifiquement l’existence dans l’histoire d’Abraham et de son fils, il ne suffit pas que leurs noms soient cités dans la Bible et le Coran« .
Nous sommes là au cœur des révolutions arabes et de leur enjeu : la Raison d’un côté et la Vérité de l’autre.
S. L.