Tunisie – Dérives droitières : les intellectuels tunisiens réagissent
Lundi nous faisions une synthèse critique des principaux points forts du Pacte Républicain, document fondateur émanant de l’Instance présidée par Yadh Ben Achour. Un texte que nous jugions du moins timide et faisant bien trop de concessions idéologiques aux courants de droite nationaliste et religieuse, sinon paradoxal en ce qu’il affiche par endroits une volonté sincère de modernisme, systématiquement contrecarrée par des contradictions assez grossières un peu plus loin dans chacun des 5 articles du Pacte.
Face à la combinaison d’une conjoncture actuelle en Tunisie ponctuée par une surenchère d’inquiétantes attaques intégristes sur les libertés individuelles et la création, et d’un pacte défaitiste n’y apportant aucune réponse claire, un groupe d’intellectuels avec à sa tête Abdelwahab Meddeb et Ali Mezghani, avait annoncé dès hier qu’il publierait une réponse en forme de tribune dans les colonnes du journal La Presse. C’est chose faite ce matin, le principal quotidien francophone du pays publie ce texte intitulé Pour la responsabilité civile, signé par une vingtaine de noms prestigieux dont l’islamologue et militant laïque Hammadi Redissi et l’artiste Fadhel Jaziri, il est écrit sur le ton de la condamnation ferme et a valeur de véritable manifeste. Il redonne en effet ses lettres de noblesse au statut d’intellectuel engagé : premier à déceler les dérives fascisantes et à en alerter la société en amont.
Dans une brève introduction, les signataires se montrent dans un premier temps incrédules face à la situation de fragilité institutionnelle transitoire du pays, une brèche dans laquelle se sont engouffrées les forces réactionnaires pour multiplier des actes toujours plus obscurantistes et étrangers au mode de vie d’inspiration laïque traditionnellement en vigueur en Tunisie. Un à un, les actes de barbarie sont énumérés sur fond d’inquiétude généralisée. Mais cet alarmisme en filigrane laisse aussitôt place à travail d’explication et de démystification pédagogique des derniers événements, tâche de prédilection de tout intellectuel digne de ce nom, décryptant les mécanismes en œuvre, mettant des mots sur ce qui reste bel et bien des idéologies. Absconses pour le profane, celles-ci sont sans secrets pour tout penseur maîtrisant clés et grilles de lectures rendant transparentes ce qui reste des réflexes politiques universels.
Ainsi Meddeb et les siens ne se font aucune illusion sur les enjeux tacites du moment : n’y allant pas par quatre chemins, ils fustigent en des termes durs mais justes, le texte qui a émané d’une instance pourtant censée être la gardienne des valeurs millénaires de tolérance en Tunisie, clairement indignés par ce qu’ils considèrent comme une disgrâce. Ils rappellent en outre avec pertinence que là où l’instance a cédé à des considérations bassement et stérilement identitaires, c’est à des idéaux universalistes qu’il convenait de se référer aujourd’hui, en 2011, et dans une Tunisie post révolutionnaire dont peut dépendre le sort de toute une région.
Ils rappellent par ailleurs les limites du consensus en insistant sur le fait qu’on ne saurait y arriver en renonçant à ses principes les plus fondamentaux.
Ironisant sur ces vieux réflexes de l’instauration de l’ordre moral, ils clouent ensuite au pilori l’anti occidentalisme primaire des rédacteurs du pacte. Une dérive en appelant une autre, la même « maladie identitaire » d’un autre temps, celui de la nostalgie du panarabisme, avait ainsi conduit à une ultime fuite en avant délirante de l’inscription de « l’anti sionisme » à une loi fondamentale d’un pays comme la Tunisie : « Et le même fil idéologique est tiré lorsque les rédacteurs du Pacte recommandent le refus de «la normalisation avec l’entité sioniste» (tatbî‘i). Cette évocation confirme le culte de la pureté identitaire qui mobilise en sa faveur un langage et un lexique inopérants, intempestifs et obsolètes » dénoncent les auteurs du texte, appelant plus loin à la vigilance et à une prise de conscience collective.
Voilà qui remet les pendules à l’heure à raison. Ce cri d’alarme fera certainement date : il correspond au moment où l’avant-garde intellectuelle, élite d’une nation donnée, entre en scène pour engager un débat sociétal qui, à n’en pas douter, devra avoir lieu. L’affrontement idéologique est souvent nécessaire pour crever l’abcès, rompre le silence synonyme de perte des acquis, et faire tomber les tabous. Une démarche salutaire et digne de la Tunisie moderne, résolument tournée vers l’avenir, ne s’embarrassant dans sa marche implacable vers la modernité ni de la tyrannie de la dictature, ni de celle de la réaction.
Seif Soudani