Montée de l’intégrisme – Ces tunisiens qui veulent quitter leur pays

La montée des incertitudes, les inquiétudes suscitées par l’intolérance (affaire du cinéma Afric’art, actions violentes des salafistes un peu partout), la puissance politique et sociale des islamistes suscitent des réflexes de peur chez de nombreux Tunisiens dont beaucoup envisagent désormais d’émigrer ou se préparent à le faire au cas où…

Les yeux rivés sur l’actualité tunisienne post révolution, les observateurs occidentaux et internationaux ont d’abord eu du mal à saisir le phénomène de l’exode massif vers l’Europe des jeunes tunisiens de Lampedusa. Des jeunes par milliers dont on ne comprenait pas qu’ils veuillent quitter aussi rapidement un pays auquel ils ne semblaient donner aucune chance, même après une révolution pourtant prometteuse.

Plus discrète, mais aussi plus réfléchie et moins irrationnelle, une deuxième vague de départs est déjà en train de se mettre en place. Elle touche des couches plus larges de la société tunisienne. Cette fois, ce n’est pas la misère qui la motive mais un sentiment diffus et généralisé d’insécurité. Il est la conséquence d’une série d’actes de violence intégriste certes globalement encore isolés, mais dont l’accumulation fait sens et constitue un signe avant-coureur qui ne trompe pas sur ce qui se prépare selon eux. Panique précoce ou précaution légitime, les déserteurs de la Tunisie d’après révolution sont quoi qu’il en soit unanimes : pour eux il est temps de partir !

Le mois du Ramadan : une période test

Les récits de ceux qui ont été directement victimes des dernières attaques salafistes se recoupent : tous rapportent en effet que leurs auteurs ont promis avant de se retirer « un ramadan sanglant ». Mois de piété accrue, le mois du jeûne est un mois saint pour les modérés qui y communient dans la pratique d’une ascèse. Mais pour les salafistes, voire les djihadistes, il est souvent le mois prétexte par excellence à un regain de violence.

Par ailleurs, le traumatisme du voisin algérien des années 90 est encore dans toutes les têtes. Et au vu de l’émergence d’une violence inédite en Tunisie, le réflexe d’analogie n’est sans doute pas dénué de sens.

Car il y a eu tour à tour :

–          Les premières manifestations dès le 15 janvier du parti Ettahrir (non légal en Tunisie) dans les rues, rassemblements autour de gourous prédicateurs. Prémices de la récupération islamiste de la révolution, ces attroupements ont progressivement ciblé leurs attaques (synagogues, une salle de cinéma, artistes et créateurs, le palais de justice de Tunis, et plus généralement leurs apparitions médiatiques qui constituent en elles-mêmes des assauts sur l’opinion).

 

–          Les attaques des soirées de célébration de la réussite au bac : celles-ci prennent traditionnellement place en Tunisie dans les terrasses ou sur les toits des maisons. Les témoignages se multiplient d’irruptions de salafistes qui y confisquent l’alcool et fustigent même la musique dont ils disent ne pas vouloir dans leurs quartiers.

 

–          La saison estivale est synonyme de saison des mariages en Tunisie. La crainte d’attaques similaires à celle des festivités des bacheliers pousse de plus en plus de familles modestes à abandonner toute idée de mariages célébrés dans les maisons, voire les petites ruelles résidentielles, comme cela se fait souvent dans quartiers populaires des banlieues de la capitale. Au lieu de cela, on tend désormais à privilégier les mariages « au bled », dans les villes et les villages d’origine des mariés.

 

–          Police des moeurs. D’autres incidents plus isolés ont été signalés sur les plages, à Hammamet notamment, où des groupes d’individus menaient des campagnes de « hisba » (l’obligation à se conformer à ce qui est convenable et l’interdiction de ce qui est blâmable) entendant ainsi moraliser les plages publiques, à commencer par l’aspect vestimentaire des baigneurs.

 

Dans ces conditions, on peut comprendre que beaucoup n’aient pas envie d’attendre de savoir comment se passera le mois du ramadan. Spécialement les non pratiquants qui craignent déjà des campagnes punitives, en l’absence de volonté claire de répression de la part des autorités d’actes qu’elles peinent apparemment à contenir, débordées d’une part et craintives d’autre part de renvoyer une image de répression rappelant le régime déchu.

La montée et la visibilité de l’intolérance inquiètent aujourd’hui toutes les classes sociales et les tranches d’âge confondues: bourgeoisie, habitants de quartiers défavorisés, jeunes couples, étudiants… nombreux sont les Tunisiens n’excluant pas d’émigrer à court terme ou après les élections, les sondages donnant Ennahdha parti islamiste en tête n’arrangeant rien à leur anxiété. Ainsi, les demandes de renseignements et les dépôts de dossier pour la Canada ont atteint un plus haut historique. Idem pour les postulants à loterie américaine en nette hausse en 2011 et, comble de l’ironie, beaucoup envisagent faute d’autres solutions d’aller en Algérie.

Le témoignage d’une future ingénieure

Cette perspective d’exil d’un genre nouveau, sorte d’exil idéologique et contraint, n’épargne pas une certaine jeunesse désabusée et idéaliste, déçue par une révolution en laquelle elle fondait beaucoup d’espoirs. Future ingénieure bientôt diplômée d’une école prestigieuse,  Salma Benabdallah en fait partie. La jeune femme de 24 ans nous a confié ceci :

« Beaucoup de mes camarades sont devenus angoissés et projettent sérieusement de quitter la Tunisie. Car il n’est plus question de sécurité ni de liberté, ni de justice sociale, pour lesquelles on a tant lutté, mais de confiscation de la révolution citoyenne par des rétrogrades prêts à tout, y compris la violence, pour imposer un retour anachronique vers le fondamentalisme importé du Moyen-orient. Depuis, mes parents me poussent à quitter le pays et à terminer mes études à l’étranger et éventuellement m’y installer. Je laisserais derrière moi un sombre nuage que j’espère passager. J’ai l’impression que l’anarchie a pris la place d’une dictature et règne désormais sur ma belle Tunisie ».

Seif Soudani