Tunisie- Béji Caïd Essebsi, décryptage d’un style
L’intervention télévisée hier à la mi-journée de Béji Caïd Sebsi, Premier ministre du gouvernement de transition, a reçu un accueil globalement positif au sein d’une population tunisienne angoissée. Certains craignaient en effet d’assister à un discours de démission à l’image de celui de son prédécesseur qui quitta son poste suite à des troubles similaires en février dernier.
Si le ton apaisant mais ferme aura réussi à désamorcer la crise de l’avis d’une majorité de tunisiens à en croire les échos favorables sur les réseaux sociaux, l’accueil fut plus mitigé chez les plus jeunes, probablement lassés au fil des interventions d’une méthode qu’ils jugent être « d’un autre temps ». Un hiatus en termes de communication est-il en train de naître d’un conflit générationnel ?
Plus qu’une méthode Caïd Essebsi, un style
L’octogénaire aime à rappeler sur le ton de la grivoiserie qu’il a été « sorti des archives ». C’est en effet une série d’interviews (effectuées sur le lieu de sa résidence) de la chaîne privée Nessma qui le propulsa à nouveau sur le devant de la scène médiatique, au lendemain de la révolution, après une traversée du désert suite à une retraite anticipée mais voulue dès le début de l’ère Ben Ali. Apparaissant comme posé, particulièrement érudit et maîtrisant le fait politique, la sagesse de cet apparatchik bourguibiste issu de la grande bourgeoisie tunisoise séduit.
Ainsi, lorsqu’il remplace Mohammed Ghannouchi à la tête d’un gouvernement transitoire manquant cruellement de légitimité, il convainc rapidement l’opinion qu’il est l’homme de la situation. Les moins jeunes reconnaissent dans son style de gouvernance une certaine malice politique et un goût pour l’humour parfois vache, n’hésitant pas à s’en prendre à ses détracteurs politiciens en des termes moqueurs, voire autoritaires. C’est que l’homme n’a pas grand-chose à perdre : son âge avancé et la nature très provisoire de son gouvernement lui ont semble-t-il donné une marge de manœuvre et une liberté de ton dont il s’est saisi volontiers.
Pourtant, petit à petit et au lendemain du report des élections de la Constituante, la génération des 15-30 ans déchante. Non seulement le temps politique ne correspond pas à son impatience dans ses aspirations nouvelles nées de SA révolution, le style emphatique et vieillot du Premier ministre lors de ses sorties médiatiques commence à agacer.
Des rapports tendus avec les jeunes et les médias
Le conservateur modéré qu’il est, aime à user et abuser de versets coraniques pour illustrer son propos. Si bien qu’un célèbre blogueur écrivait récemment sur Twitter « Essebsi se croit encore au temps des Califes, où invoquer un ou deux versets suffisait à résoudre les problèmes… ». Une raillerie qui reflète une distanciation de la part d’une jeunesse laïque vis-à-vis de ce qu’ils appellent des « citations de papi ». Hier encore, il ouvrit son discours sur une citation du Coran, histoire de mieux légitimer sa démarche.
Plus encore qu’un certain ton révolu, l’homme rappelle le paternalisme de l’un de ses maîtres à penser, Bourguiba, avec lequel il entretient une relation passionnelle de disciple mais aussi de défiance et de rupture, telle qu’en témoigne le livre critique qu’il lui consacra en 2009 : « Habib Bourguiba, le bon grain de l’ivraie ».
Une série de petits incidents est venue plus récemment tendre un peu plus ses rapports avec les journalistes en cette période révolutionnaire où la libération de la parole est de nature à désacraliser le politique. Elle trouva son paroxysme dans la quasi confiscation de son micro à une journaliste trop insistante de la TV nationale, le 14 juillet dernier, sommée par Essebsi de décliner son âge avant de se voir signifier une fin de non-recevoir à ses questions.
Si la presse, officielle comme alternative, se montre aujourd’hui souvent zélée dans sa vigilance anti gouvernement, répondant à une exigence populaire qui attend d’elle qu’elle débusque toute velléité contre-révolutionnaire, l’expérience d’un Béji Caïd Essebsi devrait faire en sorte de ne pas attiser des tensions inutiles entre lui et toute ce corps de métier déterminant en période pré-électorale où prime l’image. Même s’il ne se peut se présenter aux prochaines élections, de telles tensions seraient de nature à favoriser les populismes que nourrit la rupture avec la classe politique. D’où la nature conciliante des derniers mots de son discours d’hier à l’adresse des journalistes.
Seif Soudani