Les Tunisiens et le conflit libyen, premiers signes d’impatience
Un million. C’est le nombre de réfugiés accueillis sur le territoire tunisien depuis l’éclatement de la guerre civile libyenne. Tous ne sont pas libyens, mais une majorité, surtout celle qui a les moyens de quitter les camps de réfugiés de Ras Jdir pour la capitale Tunis, est libyenne. Au terme d’un conflit qui touche désormais à sa fin après 6 mois de lutte armée et autant de mois d’afflux massif (2.000 entrées / jour en moyenne), nous avons voulu dresser un bilan de la présence libyenne massive en Tunisie, une présence qui vient souvent compliquer davantage une situation socio-économique post révolution déjà complexe dans le pays.
Après s’être montrés à la hauteur de leur réputation d’hospitalité et plus récemment de solidarité avec les autres révolutions arabes dont ils allumèrent l’étincelle, les Tunisiens commencent à montrer des premiers signes d’impatience et de désenchantement. Certaines voix commencent en effet à s’élever contre la flambée des prix de l’immobilier dans certains quartiers de la capitale, excédés de se voir réclamer le double, voire le triple du montant des loyers pratiqués il y a seulement quelques mois pour un nouveau contrat.
Ainsi, un groupe d’étudiants à la recherche d’un appartement avant la rentrée pour lequel ils comptent se cotiser dans la banlieue nord de Tunis nous confie : « Les Libyens, souvent aisés et dépensant sans compter, ont fait exploser les prix. Il n’est pas rare que dans cette zone on demande désormais 1.200, voire 2.000 dinars pour un appart’ qui en valait à peine 600 en février ! ».
Plus anecdotique mais non moins préoccupant pour beaucoup, des réfugiés libyens sans doute moins fortunés ont quant à eux occupé dimanche 21 août une des rues du centre-ville de Tunis, dans un sit-in de protestation contre le coût de la vie. Une augmentation des prix elle-même causée en partie par la situation humanitaire en Libye, qui en nécessitant l’envoi surprise massif de denrées alimentaires de base et d’eau minérale notamment aux familles libyennes bloquées par les combats, a provoqué une rupture des stocks à laquelle l’industrie et la grande distribution tunisiennes peinent à répondre.
Malgré cela, il est fréquent de recueillir les messages de gratitude lorsque l’on s’attarde devant l’ambassade libyenne de Tunis sur l’Avenue Mohamed V, une artère principale qui ne désemplit pas depuis l’accélération des événements de ces derniers jours ayant poussé des milliers de libyens à l’assaut des rues de la capitale, dans une folle ambiance festive. Certains affirment que des Tunisiens leur ont cédé leurs habitations à des loyers symboliques de « frères dans la révolution », sans parler du sud du pays où dans la zone frontalière avec la Libye, des locaux partagent souvent leurs maisons avec des familles entières de réfugiés d’après les témoignages de militants associatifs.
Une belle leçon de solidarité en somme, surtout lorsque l’on sait que seulement 22.000 réfugiés tunisiens d’après révolution ont été prétexte à la remise en question des accords de Schengen, dans une Union Européenne en proie à la montée des extrêmes droites xénophobes.
Une leçon par ailleurs de solidarité démocratique face à cette frange identitaire et conspirationniste de la population tunisienne, minoritaire mais bruyante, qui au nom du souverainisme et de l’anti « ingérence étrangère » de l’OTAN, en arrive à regretter le départ d’un tyran comme Kadhafi, dont on sait à présent qu’il s’apprêtait à commettre au moins un attentat sur le sol tunisien, au prétexte que le doute plane sur l’avenir et le type de gouvernement post dictature en Libye.
Que le CNT libyen soit traversé par des sensibilités diverses, incluant un islamisme hérité de 42 ans de tribalisme, est une réalité. Pour autant, souhaiter le maintien d’un despote et de son clan est non seulement une dérive contraire à l’esprit de la révolution tunisienne elle-même, mais aussi un aveuglement face à ce qu’aurait été un tel maintien par rapport à la dynamique révolutionnaire globale de toute une région du monde.
Seif Soudani