Les « chibanis » tunisiens de France veulent voter
Fin octobre, la Tunisie connaîtra les premières élections libres de son histoire. Un événement qu’attendent avec impatience nos « chibanis » de France.
Il est 19h, la tombée de la nuit approche, nous sommes en banlieue nord de Paris, et plus précisément dans la ville de Gonesse. Une commune qui abrite en son sein un foyer de « travailleurs immigrés », ou plutôt de « retraités immigrés ». Puisque ceux qui sont arrivés dans les années soixante du Maghreb et d’Afrique noir, en laissant femmes et enfants au bercail, pour chercher du travail, ont aujourd’hui les cheveux blancs et sont tenus de rester en France pour percevoir leurs pensions.
Une vie à distance du pays
C’est dans une bâtisse de plusieurs étages, coincée entre une grande route et des barres d’immeubles, que vivent entre autres une dizaine de « chibanis tunisiens ». Ils se nomment, Hassan, Bechir, Habib ou Belgacem ; ils sont originaires de Tataouine ou de Ramda ; ils ont travaillé dans le bâtiment ou dans l’usine…
Une vie à construire la France, pour recueillir une faible retraite qui n’excède pas plus de 900 euros, dont la moitié est envoyé en Tunisie. Un pays qu’ils évoquent avec nostalgie : « Mon pays me manque, mais je suis obligé de rester ici une grande partie de l’année pour toucher mon solde », raconte Bechir, un septuagénaire originaire de Tataouine.
Tous ont vu évoluer leur pays à distance : « J’ai quitté mon pays quand Bourguiba est devenu président. Un homme bien que le pouvoir a changé, hélas. Car au début de son règne, il n’a apporté que de bonnes choses », affirme Hassan, retraité du bâtiment. Une affirmation que conteste quand à lui Belgacem, originaire de ramda : « Bourguiba a été comme notre père, il a permis à notre pays d’accéder à la modernité et à la croissance. C’est Ben Ali qui a tout gâché ».
« Un homme, une voix »
Alors que pendant toutes ces décennies, la plupart d’entre eux évitaient de parler politique même à plus de deux milles kilomètres de la Tunisie, voilà que soudainement les langues se délient : « Que ce soit sous l’ère Bourguiba ou Ben Ali, on ne parlait jamais de politique, car même en France les murs avaient des oreilles. Depuis la révolution du mois de janvier, on se lâche un peu plus », constate Hassan.
Mais apparemment les vieilles habitudes persistent. Nos interlocuteurs parlent à voix basse comme si l’immeuble était truffé de membres du RCD, l’ancien parti au pouvoir. Malgré cette ambiance de méfiance, tous iront voter fièrement le 23 octobre… sans vraiment savoir pour qui ou pourquoi. « Je ne comprends rien à la politique, je ne sais pas quels sont les partis en liste et à quoi va servir cette assemblée constituante. Je sais juste que pour la première de ma vie, je vais glisser une enveloppe dans une urne librement », raconte avec émotion belgacem. Une émotion partagé par tous : « Au crépuscule de ma vie, je vais enfin goûter à la liberté. Une liberté arrachée par notre jeunesse. Nous étions trop lâches peut-être ou trop peureux… je ne sais pas. L’histoire le dira », s’exclame avec tristesse Hassan. « Je suis heureux car je sais qu’avant que mon cercueil ne soit embarqué dans une soute à bagages ; je vais enfin vivre pleinement la devise de Mandela : un homme, une voix », conclut Habib, l’intello des « chibanis tounsi ».
Chaker Nouri