Affaire Nessma TV – Persepolis : l’heure est aux plates excuses
48 heures après la diffusion en Tunisie du film de la franco-iranienne Marjane Satrapi, Persepolis, sur Nessma TV, le bal des excuses et autres contritions s’ouvre déjà. Après Nabil Karoui, PDG du groupe Karoui & Karoui et de la chaîne Nessma, c’est au tour de l’une des actrices tunisiennes ayant participé au doublage du film en dialecte tunisien de se confondre en excuses publiques.
On pensait pourtant l’affaire désamorcée, avec l’arrestation des 200 salafistes dont l’attaque du siège de la chaîne avait été déjouée et après la dispersion de la manifestation qui se dirigeait vers les mêmes locaux, en vertu du décret interdisant toute marche ou rassemblement à caractère politique avant le scrutin du 23 octobre.
Karoui, personnage controversé du paysage audiovisuel tunisien
Mais coup de théâtre : Nabil Karoui fait une sortie médiatique visiblement sous la contrainte dès mardi 11 octobre sur les ondes d’Express FM (radio spécialisée dans l’économie), pour se répandre longuement en excuses. « On a incendié des voitures stationnées devant mon lieu de résidence, on m’a menacé de mort moi et ma famille. Je suis abasourdi par les proportions que cette affaire a prises. Vous savez, je suis moi-même musulman, nous sommes tous musulmans, et la scène de la représentation humaine de Dieu me gêne aussi à titre personnel. J’étais d’autant plus choqué que je regardais la scène avec ma petite fille. Je m’en excuse devant le peuple tunisien. Je ne contrôle pas tout ce que diffuse ma chaîne à l’avance ». Ainsi donc, les rediffusions de Persepolis initialement prévues durant toute cette semaine sont déprogrammées.
Et comme cela n’a manifestement pas suffi, une deuxième série d’excuses, cette fois sur le mode du repentir, non sans rappeler certaines scènes régulières d’auto-flagellation publique dont le puritanisme du monde politique américain a le secret (le modèle protestant veut que les responsables de fautes graves demandent pardon en prenant à témoin l’opinion), le tout dans une mise en scène au pathos mélodramatique sans doute soigneusement étudié par des conseillers en communication.
Un choix « perdant – perdant »
Pour ses détracteurs de la première heure, cela ne fut pas une surprise : l’homme n’en est pas à sa première volte-face, et il n’en fallait pas plus pour que d’anciennes séquences vidéo de Karoui faisant l’éloge de Ben Ali « bouna » (« notre père à tous »), refassent surface et fassent le tour du web.
Salafistes et identitaires radicaux ont pris acte avec mépris de ces excuses qui leur donnent raison, mais n’ont rien changé pour autant à leur projet de manifestation monstre ce vendredi à la sortie des mosquées. L’occasion est trop belle pour fédérer une foule galvanisée par l’idée d’une « défense de Dieu » par procuration.
Le camp laïque et libertaire s’estime quant à lui lésé, lâché par l’unique média réellement moderniste du pays. Il dénonce une soumission hâtive à la pression de la rue, une chaîne qui n’assume pas ses choix éditoriaux et un abandon populiste de sa fonction pédagogique.
C’est que les annonceurs, le nerf de la guerre, ont aussi vraisemblablement pesé de tout leur poids dans la bataille de la censure par le boycott. Des rumeurs faisaient état en début de semaine d’une rupture du contrat publicitaire liant la société Stial, propriétaire de la marque Délice Danone, leader dans les produits laitiers, à Nessma TV. Le président du groupe, Hamdi Meddeb, est connu pour être un homme pieux et politiquement conservateur. Même si l’info est démentie mardi par Kaouther Larbi, Directrice Générale du groupe, ce qui apparait comme une fuite a pu jouer un rôle suffisamment dissuasif, expliquant la panique du personnel de la chaîne TV.
Dans une longue tirade vidéo postée hier sur les réseaux sociaux, l’actrice tunisienne Manel Abdelkoui s’excuse à son tour d’avoir prêté sa voix au doublage de l’héroïne de Persépolis en dialecte tunisien. « Je n’aurais jamais fait cela si j’avais su que dieu était personnifié dans le film. Je suis musulmane pratiquante », regrette-t-elle, apparemment très affectée par la perte de nombreux amis et sous le choc après des menaces de mort qu’elle a, elle aussi, reçues.
Une propension généralisée à l’autocensure après-coup qui fait craindre le retour d’une dictature d’une forme nouvelle, les intimidations d’hier de la police politique de l’ex régime ayant laissé place aux menaces de la police de la pensée aujourd’hui.
Seif Soudani