Edito. Tunisie : déficit de légitimité

Dans tous les pays arabes, à des degrés divers, il y a un déficit d’autorité. Les inégalités sociales, le déficit démocratique, le décalage entre les promesses et les actes, la contagion du « printemps » arabe, tout cela a favorisé les protestations, les troubles sociaux, les sit-ins. Ajoutez à cela les surenchères politiques, celles des groupes salafistes par exemple. La Tunisie n’est pas une exception.

Pendant plus d’un mois (depuis le 28 novembre et jusqu’au 5 janvier), la Faculté des Lettres de La Manouba, dans la banlieue de Tunis, a été occupée par une trentaine de salafistes, dont certains sont étudiants de cette fac et d’autres étrangers aux lieux. Pendant cinq semaines, il n’y a pas eu cours. Les examens de fin de trimestre n’ont pas eu lieu.

Leurs revendications ? Que les étudiantes en niqab (deux étudiantes étaient concernées), puissent entrer dans les locaux et passer les examens sans dévoiler leur visage ; et également qu’un lieu de prière soit aménagé. Concernant le premier point, les salafistes savaient que le règlement intérieur de la Faculté l’interdit. Mais ils ont considéré que leur demande est légitime, alors que le règlement intérieur est seulement « légal ».

Le sit-in a été levé le 5 janvier, après des négociations menées par différentes instances, entre autres le ministère de tutelle, ainsi qu’un représentant du ministère de l’Intérieur. Il a fallu ce 5 janvier, un déploiement des unités d’intervention de la police, et plusieurs heures de discussion finale pour que les sit-ineurs acceptent de quitter les lieux. En définitive, plusieurs milliers d’étudiants ont été pris en otages.

A quoi sert une prise d’otages réalisée par un groupe qui a des ambitions politiques ?

Parfois à obtenir une rançon (appelée ici revendication). Toujours à obtenir une reconnaissance, une médiatisation.

Prise d’otages+négociation= victoire des preneurs d’otages.

C’est exactement ce qui vient de se passer dans l’affaire de l’université de La Manouba.

Les salafistes ont obtenu, par cette occupation, davantage que tout ce qu’ils auraient pu espérer : ils existent. Et il est certain que l’on devra désormais compter avec eux.

Le gouvernement aurait pu appliquer simplement la loi, arrêter les individus et les traduire en justice. Occuper une faculté et empêcher les cours et les examens, est un crime caractérisé.

Le gouvernement a choisi la négociation ainsi que les formules vagues et alambiquées dans ses différentes déclarations. A aucun moment, l’occupation de ce lieu public n’a été condamnée.

Les salafistes, malgré leur faible nombre, se sont revendiqués d’une légitimité religieuse. La même que celle d’Ennahdha finalement.

Mais Ennahdha a du mal à passer de la légitimité religieuse, de la légitimité que lui ont conférée les années de plomb, à la légitimité de l’exercice du pouvoir. La légalité que lui ont apportée les urnes ne suffit pas.

Dans les pays qui vivent une transition démocratique, le fossé s’élargit entre légalité et légitimité. A fortiori quand un pays a connu une révolution.

La légalité seule ne suffit pas à tenir un pays. Il faut la confiance, l’adhésion d’une grande partie de la population.

Le cas de La Manouba et des salafistes de Sejnane n’est pas isolé en Tunisie. Les sit-ins sont nombreux, les revendications innombrables. Des troubles viennent d’éclater dans le sud-ouest, berceau de la révolution une année auparavant.

Pour les nouvelles autorités du pays, le défi est immense : redresser le pays, corriger les inégalités, créer des emplois, rétablir la sécurité, donner de la visibilité aux investisseurs, remettre le pays au travail… Si les nouvelles autorités arrivent à maîtriser la situation, elles en sortiront grandies, et leur prestige renforcé.

Il faut aujourd’hui, renforcer l’adhésion et la confiance. Mais pour cela, inutile d’aller balancer des discours sur place. Le gouvernement a raison de dire que le pays va dans le mur à cause des sit-ins et des grèves ; mais ce discours est inaudible par les concernés.

Le gouvernement doit agir avec fermeté et éviter les écueils que sont le populisme, la langue de bois, la surenchère, l’utilisation de la religion ou de la théorie du complot.

Il doit parler le langage de la vérité, être sincère, faire preuve d’imagination. Et être en phase avec les objectifs de la révolution ; car, à voir les nominations effectuées récemment dans les médias, on a l’impression que la révolution est inachevée et que les mêmes têtes sont encore aux affaires.

Et surtout, les partis arrivés en tête aux élections doivent se consacrer à la rédaction de la Constitution. C’est pour cela qu’ils ont été élus. Et une nouvelle constitution, c’est le meilleur moyen de renforcer sa propre légitimité, d’élargir la confiance dans le pays et de rétablir au plus vite la stabilité.

Ils donnent l’impression de vouloir gagner du temps pour rester le plus longtemps possible au pouvoir.

Comment veulent-ils que le pays ne s’embrase pas ?

Naceureddine Elafrite

A lire : « La Démocratie en miettes » de Pierre Calame, ed Charles Léopold Mayer.