Billet. Tunisie : L’esprit de plébiscite, fléau chronique, maladie de la démocratie
Depuis le sit-in très perturbé du Bardo fin 2011, à la contre-manif d’hier mercredi matin pour soutenir Ali Laâridh, en passant par le sit-in des journalistes, aucune manifestation en Tunisie ne peut plus avoir lieu sans l’ingérence de foules visiblement très organisées, pro gouvernementales, qui viennent saboter systématiquement tout mouvement d’opposition.
La scène se passe Avenue Habib Bourguiba, devant le ministère de l’Intérieur, où un sit-in des forces de l’ordre devait avoir lieu mercredi à 10h00 pour protester contre la révocation de Moncef Laâjimi, directeur général des brigades d’intervention, par le nouveau ministre de l’Intérieur issu d’Ennahdha.
Très vite, comme par un tour de passe-passe, la foule compacte change de nature. Les policiers en civil sont remplacés par des vagues progressives d’éléments pro gouvernementaux, dont certains n’hésitent pas à user d’intimidations verbales et physiques à l’encontre des journalistes et des manifestants. D’autres encore affichent sans détour leur appartenance au mouvement islamiste Ennahdha.
Un de nos confrères déclara alors : « Je comprends comment grâce à un tel état d’esprit, Ben Ali ait pu se maintenir au pouvoir pendant 23 ans », allusion aux slogans qui commencèrent à être levés par des meneurs aux airs de chauffeurs de salle, tels que « Assainissez, le peuple est avec vous monsieur le ministre ! ».
Il n’en fallait pas plus pour que Ali Laâridh, nouvel homme fort du plus sensible des ministères, se sente suffisamment en confiance pour s’offrir un bain de foule entouré de ses partisans, qu’il a harangués via une tirade aux accents vaguement religieux : « La réforme aura bien lieu, avec l’aide de Dieu ! », asséna-t-il grisé, sur un ton triomphant, au milieu de « takbirs » et d’applaudissements.
Une profonde incompréhension de l’exercice de la démocratie
Ce n’est pas la première fois que cet esprit partisan fait surface et s’invite à des mouvements de contestation pour les décrédibiliser ou, comme hier, plus clairement, les saboter. A mi-chemin entre les méthodes des baltagis et ceux des barbouzes, leur mode opératoire provocateur est celui des manifs d’extrême droite.
Lundi, des foules hostiles ont tenté de s’interposer entre la Place du Gouvernement à la Kasbah et les journalistes venus protester contre les nouvelles nominations à la tête des médias publics perçues comme autoritaires, allant jusqu’à reconduire des figures de l’ex régime.
« Birrouh, biddam, nefdik ya houkouma » (Prêts à donner notre âme et notre sang pour le gouvernement), pouvait-on entendre comme slogan rappelant étonnamment l’ère Bourguiba et le culte de la personnalité.
Cet esprit d’allégeance illustre en réalité un malentendu fondamental, une incompréhension de concepts liés à l’exercice de la démocratie, tels que la protection des droits des minorités, ou encore le 4ème pouvoir, celui des médias, qui a toujours vocation à être davantage un contre-pouvoir qu’un pouvoir à proprement parler.
Car sans garde-fous institutionnels, y compris celui de l’intouchabilité des médias, tout pouvoir, aussi révolutionnaire soit-il, est immanquablement tenté par une dérive autocratique.
Or, la dynamique révolutionnaire actuelle en Tunisie pousse à diaboliser toute opposition et tout contre-pouvoir, en procédant à ce raccourci grossier qu’est leur assimilation au Benalisme.
Plutôt que d’aduler ses gouvernants et de les porter en héros parce qu’en l’occurrence « ils représentent l’islam », l’apprentissage de la démocratie nécessite une pédagogie de l’esprit critique. Exiger des comptes aux gouvernants même quand on a voté pour eux, bannir ces velléités anti démocratiques consistant à honnir les contre-pouvoirs, voilà qui passera d’abord par une révolution des consciences.
Seif Soudani