Billet. Une opposition tunisienne aussi réactive qu’orpheline
Une dernière semaine de janvier riche en rebondissements, de bout en bout, ponctuée par trois évènements majeurs, intimement liés les uns aux autres, qui ont manifestement accéléré le cours de l’Histoire :
Lundi 23 : nouvelle escalade des violences intégristes en marge du procès Nessma TV qui, fait inédit, s’en prennent désormais physiquement aux intellectuels et aux journalistes.
Mercredi 25, l’appel de Béji Caïd Essebsi marquant le retour de l’ex premier ministre dans la vie politique.
Samedi 28 : « Marche pour les libertés » à l’initiative de partis politiques d’opposition.
La concomitance des préparatifs de la marche et de l’appel d’Essebsi n’est pas due au hasard.
C’est désormais une tradition démocratique bien ancrée, un solide acquis de la révolution : la rue est régulièrement le théâtre d’une contestation spontanée, réagissant au quart de tour aux dérives liberticides d’où qu’elles viennent.
Cette fois, la dérive était double : la montée du salafisme combinée au message perçu comme ambigu de la gouvernance, Ennahdha étant accusé d’une certaine complaisance.
Telle la deuxième composante d’un duo bien rodé, l’appel de Béji Caïd Essebsi répondait à une demande. Les forces d’opposition en Tunisie se cherchent une figure de leader charismatique, surtout suite à l’échec des formations progressistes aux premières élections libres.
Pour autant, cette personnalité qui les fédèrerait autour d’une sorte de bras intellectuel d’une nouvelle révolution, à même de conceptualiser leur lutte, peut-elle être Béji Caïd Essebsi ?
L’octogénaire ne se sera en tout cas pas fait prier. Il s’est fendu d’un texte où il invoque le sens des responsabilités pour justifier la fin de son inactivité politique. Avant d’en venir aux violences, il y dresse d’abord un constat alarmant autour de la dégradation de la situation socio-économique que nous évoquions dès la mi-janvier.
Principale raison de ce climat délétère selon l’appel, le flou entretenu par le gouvernement actuel entourant la durée du mandat de la Constituante. Selon un trait d’esprit dont Essebsia le secret, il s’exclama même : « Provisoire dites-vous ? », répondant hier soir dimanche à une question de Nessma TV à propos de son successeur.
D’où la nécessité, selon le 3ème point de l’appel de saisir, dès à présent l’Instance indépendante des élections en vue d’élections législatives sous 9 mois. Echéance pour laquelle le camp des modernistes « devra être unifié ».
Si le diagnostic et la solution préconisée sont sans doute pertinents, le premier écho concret fut un succès en demi-teinte.
Réactifs, pas moins de dix partis d’opposition appellent à manifester samedi à Tunis pour une marche qui partait symboliquement de la Place des Droits de l’Homme. Mais malgré le potentiel mobilisateur des 3 plus grands d’entre eux que sont le PDP, Afek et le PDM, la marche n’aura rassemblé que 7 000 personnes selon les organisateurs, 5 000 selon la police.
Soit un peu moins que la marche Aâtakni octobre 2011, apolitique et totalement improvisée par un noyau de jeunes de la société civile…
En deçà des attentes, cette affluence relativement limitée permet au gouvernement de reconduire une ligne de défense similaire à la rhétorique observée dans les rangs de la contre-manifestation pro islamiste : elle consiste à insinuer que ces demandeurs de liberté d’expression restent marginaux et ne sont en réalité que des nostalgiques de l’ex régime Ben Ali. C’est en effet ce qu’a déclaré le même jour Lotfi Zitoun, nouveau conseiller avec rang de ministre au micro d’Al Jazeera.
La génération orpheline de Bourguiba hérite en somme avec Béji Caïd Essebsi d’un succédané du bourguibisme, citant le Coran en permanence, présentant quelques qualités de leadership, mais qui, à l’épreuve du test de la rue, divise les plus jeunes, peu réceptifs à un langage paternaliste en temps de dynamique révolutionnaire.
En attendant de se ressouder autour d’un projet de société alternatif réellement porteur d’idéaux progressistes, la nouvelle menace qui guette la société tunisienne s’appelle l’apologie : 64% des milliers de sondés sur le site d’une radio nationale ont répondu que si le journaliste Zied Krichen avait été agressé, cela était « de sa faute ».
C’est toujours à la faveur de ce type de raisonnements que s’installe insidieusement l’auto censure à grande échelle.