L’islamisme et la démocratie sont-ils compatibles ?
Les Tunisiens, les Egyptiens, les Libyens, les Syriens, les Yéménites se sont soulevés pour la dignité, la liberté et la réduction des inégalités. La tournure récente des événements montre que les islamistes jouent ou entendent jouer les premiers rôles dans ces pays. Peut-on concilier islamisme et aspirations démocratiques des populations ? Que peut apporter l’Islam au réveil arabe ? Deux penseurs, Tariq Ramadan[1] et Ali Mezghani[2], apportent leurs réponses, dans deux livres qui viennent de paraître.
Tariq Ramadan : « Oui, l’islamisme a évolué, il faut sortir des schémas binaires »
Tariq Ramadan vient enfin de publier son livre sur les révolutions arabes. L’auteur fait dans son ouvrage une série de constats bienvenus dont la plupart précisent, clarifient ou rectifient ce qui est communément admis :
– Les révolutions arabes ont été favorisées, dans une certaine mesure (ni suscitées, ni planifiées) par des ONG occidentales[3] ;
-les mouvements dits islamistes ont considérablement évolué, comme le montrent entre autres les exemples turc et tunisien;
-de nombreux commentateurs occidentaux essentialisent la référence à l’Islam: l’Islam ou l’islamisme sont d’emblée suspects.
-la géostratégie ne doit jamais être loin de nos analyses ; il ne faut oublier ni les enjeux (et appétits) géopolitiques ni les contextes historiques.
-la question palestinienne est centrale dans la compréhension du monde arabe ; un règlement de cette question est indispensable à la stabilisation du monde arabe.
Cela étant dit, le livre comporte des erreurs factuelles concernant les événements en Tunisie ainsi qu’une lecture de l’histoire de ce pays que de nombreux Tunisiens trouveront réductrice. Mais cela ne nuit pas à la compréhension de la thèse fondamentale de cet ouvrage.
La binarité est un schéma stérile et simplificateur
L’idée générale, c’est qu’il faut sortir du schéma binaire, de cette polarisation entre deux blocs, d’un côté les modernistes plus ou moins laïcs et de l’autre, les islamistes conservateurs. Ce schéma est stérile et simplificateur.
Le monde arabe (à « majorité musulmane », répète-t-il), doit aller directement aux questions essentielles : la démocratie, l’éducation, les droits des femmes, les inégalités, la liberté, l’ouverture au monde, les stratégies économiques. Tariq Ramadan pense que ces problèmes peuvent être réglés, non seulement malgré l’islamisme, mais aussi grâce à « l’éthique islamique ».
Il cite souvent l’exemple turc : on a dit la même chose de l’accession de l’AKP au pouvoir et on a bien vu comment l’AKP a évolué et comment il a su résoudre de nombreux problèmes du pays.
L’auteur reste cependant réservé sur le modèle turc, pour deux raisons : 1. Ses choix économiques qui l’insèrent dans la mondialisation; 2. Des raisons géopolitiques qui en font un concurrent redoutable du monde arabe, d’abord préoccupé par ses propres intérêts.
Sur la compatibilité entre référentiel islamique et démocratie, il cite la notion des finalités de la loi islamique. En d’autres termes, ce sont les finalités qui comptent, pas l’observance littérale, et de ce fait, il faut adapter les textes aux contextes. La charia n’est pas la loi islamique littérale, selon lui, mais la voie de la fidélité aux finalités, parmi lesquelles il cite le pluralisme et la liberté.
Un occidental musulman vous parle
Tariq Ramadan se place comme un musulman d’Occident, qui milite pour une troisième voie pour les pays arabes. Cette troisième voie n’est ni islamiste littéraliste, ni occidentale. C’est une voie qui partage certaines valeurs mais qui crée son propre modèle.
Ce modèle est un système moderne dont les dérives sont corrigées par le recours à l’éthique musulmane, pour construire non pas des pays mais un ensemble solidaire qui s’imposera dans un monde futur car il ne perdra jamais de vue les enjeux géopolitiques des relations internationales.
Il confère, à raison, un rôle positif et constructif aux musulmans d’Occident, capables d’aider les populations arabes à sortir du schéma binaire évoqué plus haut.
Au final, un livre qui se lit avec intérêt mais qui nous laisse un peu sur notre faim. S’il ouvre de nombreuses pistes de réflexion, il ne répond pas avec précision à la question : dans quelle mesure, sous quelles conditions, l’islamisme est-il conciliable avec la démocratie ?
Et j’ajoute : un islamisme dont on n’extrait que l’éthique musulmane et qui est, au-delà, confiné dans la sphère individuelle, est-il encore un islamisme ?
Tariq Ramadan répète que Rached Ghannouchi et Erdogan ont bien évolué. Il aurait pu ajouter que lui aussi.
Ali Mezghani : « En démocratie, la normativité ne peut pas avoir une source religieuse »
Le Pr Ali Mezghani prend la question par un autre bout. Il centre son travail sur la démocratie, et donc sur l’Etat de droit.
L’aspiration démocratique des peuples arabes est une évidence. Mais qu’est-ce que la démocratie ? Et qu’est-ce qu’un Etat de droit ? Et où se situent les pays arabes dans ces registres ?
Le Tunisien Ali Mezghani qui est professeur agrégé de droit privé à La Sorbonne où il enseigne le droit des pays arabes, nous livre ici2 une réflexion pertinente et aboutie sur les enjeux réels du printemps arabe et une véritable leçon de choses, qu’il faudrait mettre entre toutes les mains. Il explique et analyse la question du droit, qui est centrale dans le devenir des sociétés arabes.
On peut, comme Tariq Ramadan, estimer que la foi est une donnée importante dans la compréhension de la situation arabe. Mais on doit, comme Ali Mezghani, se pencher sur l’importance du droit dans le devenir de ces pays.
Les pays arabes qui ont vécu la révolution, tout comme les autres d’ailleurs, ne peuvent pas échapper aux interrogations suivantes :
-quel est l’Etat qu’ils veulent, qu’ils doivent construire ?
-le monde arabe restera-t-il une exception en matière de démocratisation ?
-quelle est la place de la religion dans ces sociétés ?
Dans toute société humaine, il faut un pouvoir et donc des réponses aux trois questions : 1. Quelles sont ses fins ? 2. Qui y accède ? 3. Comment peut-il l’exercer ?
Concurrence entre la religion et le droit
La forme la plus aboutie, la plus stable et la plus juste de l’exercice du pouvoir est l’Etat moderne. Dans ce système, « la puissance de l’Etat est juridique, elle est limitée par le droit ».
Un Etat de droit signifie « hiérarchie des normes, séparation des pouvoirs, contrôle judiciaire, égalité citoyenne, respect des droits fondamentaux, des libertés civiles et politiques ».
C’est dans l’Etat que « le corps social se reconnaît ». L’Etat est le lieu où les « tensions se résolvent, ce par quoi la nation existe et se fait connaître ».
Dans les pays arabes, l’Etat est jugé « inachevé » car il lui manque un élément constitutif essentiel : la pleine souveraineté juridique, la capacité et la liberté d’élaborer un droit vivant et autonome, qui fait que la société va s’adapter continuellement aux évolutions humaines.
L’un des obstacles est clairement désigné : l’héritage historique. Contrairement à la coutume et à la religion, la loi est œuvre volontaire. C’est une autonomie exercée par une société dont les membres décident en commun des règles du vivre-ensemble.
Dans l’évolution historique des pays arabes et dans le processus qui a conduit la plupart d’entre eux à entamer l’édification d’un Etat moderne, la religion est en concurrence avec le droit.
Comme le souligne l’auteur, il ne s’agit pas d’une différence de contenu, mais d’une différence de systèmes. Dans un système fondé sur la morale coutumière, la sanction est la désapprobation. Dans un système fondé sur la religion, la sanction est divine. Dans un système basé sur le droit, la sanction est voulue et élaborée par la société dont elle est l’émanation libre, autonome et adaptée au contexte, à l’époque.
Esprit critique paralysé, normativité sacralisée
Le corpus intellectuel issu de la religion ou que l’on prête à la religion, a été produit dans un contexte historique donné. Ne pas le situer dans le temps, « c’est faire croire que l’Islam traverse le temps sans en être affecté ».
Le Pr Mezghani décrit la clôture du système, ce processus historique entre le 8ème et le 11ème siècle, qui a figé la réflexion, qui a interdit l’exégèse, qui a éloigné les commentateurs des textes d’origine, qui a imposé une pensée unique, « inaugurant un millénaire d’occultation et de censure », paralysant tout esprit critique, instaurant « une normativité sacralisée et immuable ».
Aujourd’hui, la révolution tunisienne a été marquée par « le jaillissement du droit ». Il est clair que le résultat des dernières élections pose la question de la place du droit dans les futures structures. S’agira-t-il d’un droit autonome et vivant, adapté aux contextes nouveaux ou bien d’un droit-alibi basé sur une normativité ancienne et figée ?
Les premiers pas d’Ennahdha grand vainqueur des élections tunisiennes, montrent parfaitement toutes les contradictions de la phase transitoire en Tunisie et les ambiguïtés des discours et des postures.
Naceureddine Elafrite
Publié dans Le Courrier de l’Atlas, décembre 2011.
[1] L’Islam et le réveil arabe. Tariq Ramadan. Presses du Châtelet.
[2] L’Etat inachevé – La question du droit dans les pays arabes. Pr Ali Mezghani. Gallimard.
[3] Lire à cet égard l’enquête publiée par Le Courrier de l’Atlas dans le numéro de septembre 2011.