Tribune. Ennahdha : entre réalité du pouvoir et revendications salafistes
Fiers de leur primauté insurrectionnelle, les Tunisiens ont vu leur société se transformer brutalement. Ils ont perdu espoir en un changement rapide devant la lenteur du processus de relance politico-économique et sont sidérés par les agissements d’intégristes.
Ennahdha se laisse déborder par des groupuscules violents et radicaux mais ne supporte pas les critiques de l’opposition démocratiquement élue, et est enclin à les traiter comme une remise en cause du choix électoral des Tunisiens.
Ennahdha s’est présenté comme la solution aux attentes de la majorité fragile et précarisée. Cela était aisé par le fait même que ce parti n’avait pas été confronté à l’exercice du pouvoir et que ses membres avaient été pour la plupart maltraités par le pouvoir déchu.
Courage politique et exemplarité morale ont été érigés comme l’étendard d’un islamisme respectueux de la société civile. Il est plus difficile de se confronter aux réalités du terrain politique et économique, mais la démocratie se mesure à l’expérience.
Un pouvoir supposé vertueux
L’offre politique nouvelle présentait l’avantage d’une expérimentation pour les électeurs. Ces derniers ne partagent pas tous les vues d’Ennahdha, mais ils ont l’occasion d’éprouver un pouvoir supposé vertueux, la population ayant beaucoup d’attentes de tous ordres.
Tant que les islamistes étaient niés dans leur existence politique, ils ne pouvaient qu’être crédités d’intentions généreuses envers leurs concitoyens. Du reste, le poids de la persécution a légitimé élus et gouvernants nahdhaouis.
Mais depuis quelques semaines, les Tunisiens commencent à douter des facultés de gestion politique de leur pays par les islamistes et la maîtrise par ceux-ci des factions les plus belliqueuses.
Si le retour du religieux est accepté, car induit par la dictature et la kleptocratie subies -la primauté du spirituel étant une réaction- l’offre d’un retour aux comportements ancestraux supposés a perturbé le pays.
La Tunisie a voté majoritairement pour un mouvement qui lui semblait sincère et vertueux. Beaucoup se demandent si son fondamentalisme modéré n’était pas un leurre. Ils sont surpris par l’émergence d’éléments se revendiquant du salafisme, et s’inquiètent de diverses démonstrations de force comme autant de signes d’un djihad (volonté de retour à la Charia comme source du droit et remise en cause du statut de la femme, remplacement du drapeau national par celui du djihad, port du niqab, violences contre les universitaires).
Un islamisme radical vindicatif
La légitimité du parti élu est remise en cause du fait d’un islamisme radical vindicatif et violent qui fait craindre un marasme politique en plus d’un recul sociétal.
Un questionnement a envahi la société tunisienne qui se trouvait en paix avec sa foi et ne la mêlait pas à la chose politique : ces radicaux porteraient-ils les prémices d’une dictature religieuse ?
Les salafistes n’étaient pas supposés avoir une assise importante au point d’avoir un poids significatif. Ennahdha avait officiellement écarté tout extrémisme, comme le salafisme, qui aurait apeuré l’électorat tunisien. Remporter les élections était à ce prix.
Ennahdha entendait, à l’instar de l’AKP, démontrer que sa prééminence dans l’échiquier politique lui permettrait d’exercer le pouvoir de façon unique en pays arabe.
C’était sans compter sur les trublions salafistes qui ont fait démonstration de violences mais n’ont pas été inquiétés. Le ministre de la Justice, porte-parole du gouvernement, est allé jusqu’à les rassurer. Pourtant, si Ennahdha s’est présenté vierge de toute velléité d’en découdre avec les modernistes, ces opérations agressives sont gênantes pour lui et pour l’unité qu’il voulait démontrer.
Le salafisme, inscrit dans l’affrontement contre celui qu’il désigne comme infidèle, ne semble pas maîtrisé par Ennahdha, cependant que le secrétaire général du CPR, deuxième force du pays, dit le comprendre.
La majorité des Tunisiens, médusée, se demande d’où sort cette organisation si bien organisée et financée. Tout pays à majorité musulmane en désordre, sortant d’une tyrannie, connaît désormais ce djihadisme qui se nourrit des difficultés économiques et sociales.
Les Tunisiens ne comprennent pas pourquoi ces éléments en agitation, sans aucune légitimité politique, bénéficient d’une tolérance jusque dans des comportements délictueux. Les derniers troubles de l’Université des Lettres de Tunis ou après le retrait du drapeau national au profit de l’étendard religieux, en sont l’exemple. Et les conséquences s’en sont ressenties jusque sur les constituants qui, offusqués, ont arboré en séance le drapeau national.
Crainte de la sanction électorale
Les Tunisiens sont inquiets car le maniement de la vertu, corollaire de la foi, ne leur paraît plus que propagande politique qui ne contre pas l’affrontement auquel veulent parvenir les salafistes. L’islamisme ne serait qu’instrument de la rhétorique politicienne, justification combative contre l’évolution de la société, et la Charia un épouvantail.
L’opinion publique, qui réclamait de clarifier les étapes du changement, n’est aucunement persuadée que le premier parti ou ses alliés répondent aux besoins du pays. Elle constate qu’Ennahdha est englué dans les démonstrations de la frange la plus absolutiste qui occupe le terrain politique et social, le CPR semble en jouer tandis qu’Ettakatol ne jugule pas ses querelles intestines. De fait, aucune réponse aux besoins les plus urgents du pays n’est venue.
Le bras de fer avec la société civile, et ses vigies, est engagé, et Ennahdha préfère retarder l’échéance d’un nouveau suffrage craignant la sanction électorale.
Les Tunisiens fiers de leur printemps n’entendent pas se laisser spolier de leur démocratie naissante.
Par Aïcha Dourouni-Le Strat
Juriste et analyste politique
Spécialiste en sociologie électorale