Billet. Tunisie. Incidents du 9 avril: Ennahdha a péché par excès de confiance
Nous pourrions disserter des heures sur le caractère illégitime d’interdire les manifestations Avenue Bourguiba. Illégitime, cette interdiction l’est, du point de vue de la forme qu’elle prend d’abord, celle d’une simple décision du ministère de l’Intérieur, émise par communiqué, sans précisions quant à sa durée. Mais ce n’est pas le plus important.
Cette interdiction fut une faute politique. Une erreur d’appréciation.
C’est une erreur parce qu’elle ne prend pas en compte la nature particulière de la phase que traverse la Tunisie aujourd’hui. Une phase de transition démocratique où les chances du passage en force de la tentation réactionnaire sont aussi importantes que celles de la démocratisation.
Hier soir lundi, en voulant se justifier de la répression féroce des manifs du 9 avril, le ministre de l’Intérieur a encore parlé tel un ministre « en temps de paix », un ministre non provisoire d’un pays stable qui n’aurait connu aucune révolution, encore moins il y a à peine plus d’un an.
Un « crack-down » sur l’Avenue prise par les Tunisiens le 14 janvier 2011, une Avenue qui dans les inconscients collectifs a fait fuir Ben Ali, c’est présumer de son pouvoir et sous-estimer l’impact politique d’une décision autoritaire. En temps post-révolutionnaire, on ne verrouille pas ainsi un pouvoir sans frais. Des premières élections ont certes eu lieu, mais l’effervescence anarchiste ne pouvait que répondre au défi.
Mais cela n’explique pas tout. Les raisons de l’impasse dans laquelle s’est enfermé l’actuel gouvernement ne tiennent pas qu’à de l’inexpérience ou de l’incompétence.
Comment un homme que l’on dit être, chez Ennahdha, « le meilleur d’entre nous », un homme salué quasi unanimement comme un homme d’Etat, a-t-il pu se rendre responsable de pareille fuite en avant ?
Relire l’histoire à l’aune de l’idéologie
Pour le comprendre, il faut probablement remonter au 4 avril, date des vœux précoces de Rached Ghannouchi pour le 9 avril, fête des martyrs. L’homme que l’on dit être le véritable homme fort de la Tunisie s’y livre à une relecture de l’Histoire qui voudrait que le sang des martyrs ait été « versé pour l’islam ».
Le message davantage religieux que patriote n’est pas inhabituel pour un chef de file de l’islam politique. Ce qui l’est en revanche, c’est une certaine vision révisionniste de l’histoire de la Tunisie, dominée par l’idéologie.
Dans le même message vidéo, le cheikh associe constamment libération et religion : « Des générations entières de martyrs ont péri sans connaître la lumière de la liberté, celle de l’islam », ajoute-t-il, comme pour suggérer que les martyrs de 1938 s’étaient battus contre des croisés.
Un hommage y est rendu à l’âme de quelques symboles de la lutte anti coloniale dont Salah Ben Youssef, et d’autres combattants déjà issus de la mouvance islamiste, mais sans citer Habib Bourguiba. Une omission qui ne passe pas inaperçue.
L’allocution se termine par le souhait de se réunir Place Sijoumi, le lieu traditionnel où les officiels de l’ex dictature se livraient chaque année à une cérémonie solennelle, plus vraiment d’actualité au moment où le centre-ville de Tunis est le nouvel épicentre du martyr de ceux tombés en janvier 2011.C’est Hamadi Jebali, numéro 2 d’Ennahdha, qui donna hier lundi un discours perçu comme partisan à Sijoumi, sans réelle présence populaire.
L’idéologie joue donc un rôle clé si l’on veut comprendre ce qui se joue en cette période de troubles. Beaucoup d’islamistes pensent que le 14 janvier 2011 fut non pas la victoire du peuple économiquement spolié, des chômeurs, ouvriers brandissant une baguette de pain, et autres activistes libertaires anti censure.
Le large sourire, constamment affiché depuis qu’ils sont en poste, de certains ministres d’Ennahdha semble aller au-delà de la simple assurance. Il révèleun certain triomphalisme, celui de la consécration de l’islam politique, de la liberté de culte et du culte de l’identité, alors même que Ben Ali a éliminé ses opposants laïques et de gauche avec tout autant de sauvagerie.
Le casse-tête du calendrier des fêtes nationales
Les fêtes nationales de la Tunisie moderne posent manifestement problème aux dignitaires d’Ennahdha.
On l’a bien vu, la base militante nahdhaoui présente en grand nombre Avenue Bourguiba pour célébrer le 14 janvier était quasi absente le 20 mars dernier, fête de l’indépendance, grand succès populaire qui laissait un boulevard de récupération politique aux démocrates et aux syndicaux.
Il fallait donc mettre un terme à cette dynamique, le danger d’un état de grâce pour le 9 avril devenait grand, potentiellement déstabilisant pour l’actuel gouvernement. La nervosité excessive des policiers hier en témoigne, elle trahit des instructions d’une rare fermeté.
Or on ne pouvait mettre au pas, du jour au lendemain, une machine répressive aussi tentaculaire que le ministère de l’Intérieur tunisien. L’appareil policier n’est pas encore complètement sous contrôle, ni fiable en termes de loyauté aux nouveaux dirigeants. D’où le rôle crucial des milices. Un rôle d’appoint.
Les miliciens que l’on a vus hier entrer en action présentaient toutes les caractéristiques et les tactiques des bonnes vieilles milices fascistes des partis d’extrême droite universellement connues : intimidations, méthodes de barbouzes, xénophobie, violence extrême, et haine profonde des élites intellectuelles, comme en atteste la priorité de cibler des symboles incarnés par Jaouhar Ben Mbarek ou encore les artistes du théâtre, quelques semaines auparavant.
Hier lundi, beaucoup de ces hommes en civil semblaient avoir trouvé un terrain d’entente avec les forces de l’ordre en uniforme.
Les témoignages des victimes concordent pour décrire avec quelle violence gratuite elles ont été agressées aussi bien par de jeunes policiers que par des miliciens. Tout porte à croire que les deux types de bourreaux se sont retrouvés dans le mobile commun d’une revanche sociale, en plus d’un goût certain pour l’ordre, au nom de la stabilité économique du pays, leitmotiv de tous les conservateurs.
Si une enquête indépendante n’est pas ouverte sous peu, si des sanctions immédiates ne sont pas prises à l’encontre de gradés et de décideurs responsables du fiasco d’hier, le basculement du pays dans une escalade de la violence ne fait aucun doute.
A terme, c’est la présence même du siège du ministère de l’Intérieur Avenue Bourguiba qui devra être remise en question. Esthétiquement hideux, sa présence en ces lieux est désormais politiquement intenable.
Seif Soudani
(Photo AFP)