Tunisie. Procès Nessma TV : un feuilleton judiciaire qui n’a que trop duré
Les meilleures blagues sont les plus courtes. Le jugement dans le procès en inquisition de Nessma TV et de son directeur a quant à lui été reporté une fois de plus hier jeudi à une date ultérieure. Au terme de 7 longues heures d’auditions, on retiendra que le spectacle auquel se sont encore livrés les salafistes à l’extérieur du Tribunal n’avait rien à envier au cirque obscurantiste qui se déroulait à l’intérieur. La peine de mort sera même évoquée parmi les demandes surréalistes des avocats de l’accusation. (Photo AFP)
De nouvelles sphères de l’absurde ont été atteintes jeudi au Tribunal de première instance de Tunis, lors de la deuxième série d’auditions du procès Nabil Karoui- Nessma TV, affaire Persépolis. Cette fois, ils étaient plus de 50 médias internationaux parmi les plus prestigieux à couvrir l’évènement. Il faut dire que le service relations publiques de la chaîne n’a pas lésiné sur les moyens pour mener sa campagne « Nessma Horra » (Nessma est libre).
A Bab Bnét, aux abords du Tribunal, ce 3ème opus du feuilleton médiatico-judiciaire fut un remake du 2ème : une fois de plus des insultes de « gauchistes » ont été proférées à l’encontre de tout ce qui n’était pas islamiste, de la part de militants de l’extrême droite religieuse venus en nombre. L’occasion d’un énième défoulement où se sont exprimées les habituelles pulsions de haine et de xénophobie.
Une fois de plus des slogans antisémites ont été scandés via mégaphone, selon la logique du « c’est à celui qui crie le plus fort ». Un piètre spectacle entravant la circulation dans le quartier des ministères, le tout dans une certaine mansuétude policière. Une barrière fut tout de même installée pour séparer les deux camps avant qu’ils n’en viennent aux mains comme lors du 23 janvier dernier, entre le camp des chants islamiques et celui de l’hymne national.
Un procès politique cathartique ?
Après que la diffusion du film Persépolis, jugé blasphématoire par une frange de la population, ait fait sans doute gagner quelques points à l’islam politique à la faveur d’un vote identitaire lors des dernières élections, de nombreux analystes estiment que ce procès qui attise toujours les passions est un procès avant tout politique.
Le procès Nessma est-il une sorte de thérapie de groupe ? Comment ne pas le penser en effet, lorsque la veille du procès, des pages pro pouvoir ont encore diffusé mercredi sur les réseaux sociaux un vieux documentaire en 5 parties, réalisé par l’ex Mouvement de la Tendance Islamique, revenant sur les procès et les souffrances des militants de ce qui deviendra Ennahdha, respectivement durant les ères Bourguiba et Ben Ali ?
Nous n’avons pas été autorisés à filmer jeudi, mais les témoignages des avocats de la défense le confirment : le registre lors de la déposition était celui de l’émotionnel.
C’est en vertu du « tout émotionnel » que Me Raja Mansour a basé son argumentaire sur les larmes de son jeune fils qui a été « bouleversé », « très choqué » de découvrir l’image cartoonesque de Dieu. L’enfant a réclamé des sanctions. Sa maman membre du collectif des avocats ayant porté plainte était donc hier le porte-voix de son enfant. Témoignage touchant pour une partie de l’auditoire.
Un peu moins drôle fut le moment où Me Nasr Saïdi, membre du même collectif partie civile, a évoqué des versets du Coran pour invoquer la peine de mort. Une peine évoquée presque avec légèreté, « légitimement », venant confirmer que ces avocats ne parlent pas le même langage que leurs confrères de la défense, vivent dans un autre monde.
Là où les premiers parlent en termes de fatwas, de « foi blessée » et de sentences théocratiques, les autres, plus rationnels, parlent en termes de loi d’ici-bas, édictée par le peuple, venant rappeler si besoin était que nous nous trouvions dans une cour tunisienne de l’an 2012 après Jésus-Christ.
Un désastre pour l’image du pays
Si les chefs d’accusation sont toujours « atteinte aux bonnes mœurs » et « trouble à l’ordre public », deux notions très subjectives, rappelons deux réserves essentielles, des vices de forme dans l’acte d’accusation qui ont fait requérir l’acquittement hier de la part des avocats de la défense (dont quelques ténors du barreau comme Me Abdelaziz Mezoughi et Me Chokri Belaïd).
Le film a d’abord été déjà autorisé à être diffusé en salle sous Ben Ali. Ensuite l’article de loi sur lequel l’accusation base sa plainte est l’article 121, paragraphe 3, du code pénal tunisien, un article adopté par les législateurs en 2001, transféré à la demande de l’ex régime du code de la presse au code pénal, histoire de mieux éliminer opposants et journalistes non alignés.
Le salut ne pourra dans cette affaire venir que d’un juge courageux. Or, quelle marge de manœuvre peuvent bien avoir des juges du Syndicat des magistrats tunisiens qui portaient encore hier un brassard rouge pour protester contre les lenteurs de la réforme de leur secteur ?
Le procès Nessma n’a pas seulement fait la lumière sur une Tunisie plus que jamais polarisée, entre demandes de non-lieu et adeptes vindicatifs de la peine de mort. Il a le mérite de faire courir une forme extrême d’intolérance religieuse à sa propre perte, en la révélant au grand jour dans ses excès et sa pensée archaïque et risible.
Contrairement à ce qui se dit souvent sur le mode complotiste à propos de ce procès qui fera date, il n’est sans doute pas une « distraction » du pouvoir pour faire oublier les échecs du gouvernement. Il devait probablement avoir lieu et fera jurisprudence dans l’histoire de la Tunisie post révolution : reporté au 3 mai, date coïncidant avec la Journée mondiale de la presse, soit cela est une bonne indication de la part des juges d’une libération réelle et définitive des médias, soit une condamnation sera prononcée et le pays sombrerait alors dans un cycle proprement obscurantiste.
Seif Soudani