Tunisie. Condamnation de Nessma TV dans l’affaire Persépolis : Le verdict de la honte.

 Tunisie. Condamnation de Nessma TV dans l’affaire Persépolis : Le verdict de la honte.

La condamnation de Nessma TV constitue une double dérive théocratique et autoritariste sans précédent depuis l’ère Ben Ali. AFP / Kobal / The Picture Desk.


C’est fait. Le verdict tant attendu est tombé ce matin. Et il tombe mal. Nabil Karoui, PDG de Nessma TV, ainsi que deux de ses employés, ont été reconnus coupables par le Tribunal de première instance de Tunis de « trouble à l’ordre public » et « d’atteinte aux bonnes mœurs » en ce jeudi 3 mai Journée mondiale de la liberté de la presse. Il devra s’acquitter d’une amende de 2 400 dinars (1 200 dinars chacun pour ses deux collaborateurs) pour avoir diffusé le 7 octobre 2011 le film d’animation franco-iranien Persépolis. (AFP / Kobal / The Picture Desk)




 


On dit qu’un malheur n’arrive jamais seul. L’Histoire retiendra que le 3 mai 2012, la Journée mondiale de la liberté de la presse a été ironiquement marquée par un virage liberticide en Tunisie, une décision de justice « absurde » pour la société civile qui appelle à manifester immédiatement : l’équivalent de 1 200 euros d’amende pour Nabil Karoui.


Présidente de l’association «Image et parole » ayant réalisé le doublage en dialectal tunisien du dessin animé incriminé, Nadia Jamel est condamnée quant à elle à payer 600 euros. Même sentence pour Hédi Boughnim, responsable du service de visionnage.


Les réactions sont partagées à l’annonce du verdict entre félicitations de nombreux internautes tunisiens à la chaîne sur les réseaux sociaux, et indignation de nombreux autres observateurs. S’il présente l’apparence de la relative clémence, le principe même de la condamnation pour blasphème est lourd de sens.


Alors que le service relations publiques de Nessma TV avait été très actif pour mener une campagne de mobilisation en faveur de la chaîne lors du feuilleton judiciaire des auditions de son patron, depuis une semaine et l’attente du jour fatidique du jugement, silence radio.


Un silence qui trouve peut-être son explication dans l’absence aujourd’hui au Tribunal du principal intéressé.


Nabil Karoui a-t-il anticipé une peine de prison ? Tout porte à le croire lorsqu’on sait qu’hier mercredi, il se murmurait déjà dans les salons tunisois qu’« il écopera sans doute quelque chose, au minimum d’une amende ». Comme pour signifier qu’il fallait contenter une partie de l’opinion, probablement majoritaire, pour qui Nessma s’était rendue coupable d’une « provocation ». 


Un raisonnement très proche de l’apologie de l’inquisition, selon lequel l’identité, une fois mêlée au religieux, est quelque chose d’infiniment susceptible, qu’il faut se garder de « blesser », surtout en période électorale.


 


Une inquiétante jurisprudence


Le 20 avril nous expliquions les bases juridiques ayant fondé la plainte déposée par les avocats islamistes de l’accusation.


Les prévenus sont toutefois blanchis pour le 3ème chef d’accusation, « l’atteinte aux rites religieux » (« annayl mina achâaer addiniya »).


Le juge a donc considéré que la représentation du divin selon l’imaginaire d’une petite fille, personnage autobiographique de Marjane Satrapi, ne constituait pas une atteinte à l’islam.


Reste l’atteinte à l’ordre public. Qu’est-ce donc en l’occurrence ? Là est sans doute le volet le plus surréaliste de l’affaire. Au lendemain de la diffusion du film, c’est Nabil Karoui qui avait été victime d’agressions à son domicile, envahi par des militants salafistes déchainés.


Ces derniers, arrêtés, inculpés, puis relâchés cinq jours plus tard, avaient payé 9 dinars et 600 millimes d’amende. Le lendemain, dans la confusion des manifestations anti Nessma, deux voitures étaient incendiées devant le domicile du même Nabil Karoui.


Celui-ci est donc en quelque sorte coupable des troubles dont il est lui-même la principale victime…


Enfin, le jugement dit implicitement que la religion est partie intégrante de l’ordre public et des « bonnes mœurs ». Au fond, la religion serait donc consubstantielle à l’ordre public. Une double dérive théocratique et autoritariste sans précédent depuis l’ère Ben Ali.


Nabil Karoui a-t-il une part de responsabilité dans son propre jugement ? Il y a lieu de le penser si l’on remonte à la première audition et son incompréhensible ligne de défense. Faite d’excuses publiques et du leitmotiv « peu de gens ont vu le film, à peine 100 000 », elle admet, de fait, une faute qui n’en est pas une et ouvre la voie à une sanction.


Si ses avocats ne font pas appel de cette décision typique des demi-mesures censées dissuader tout recours de crainte d’une peine plus lourde, Nabil Karoui se rendrait complice d’une décision qui marquera durablement de honte l’histoire de la Tunisie moderne post-révolution.


Seif Soudani