Tunisie. Un rapport sur les exactions de la révolution, parasité par le débat des indemnisations

 Tunisie. Un rapport sur les exactions de la révolution, parasité par le débat des indemnisations

Des familles de victimes de la révolution manifestant contre le retard des indemnisations. Photo Fethi Belaïd / AFP.


Au terme d’un fastidieux travail, la commission Bouderbala a rendu son long rapport aux trois présidences et à la presse. Mais à peine entamée par des spécialistes, son étude est perturbée par la distraction d’un débat contingent : celui de l’indemnisation des prisonniers politiques des années de plomb de l’ex régime. (Photo AFP)




 


A l’issue d’un travail de longue haleine qui aura duré 15 mois, fait de recoupements de témoignages aux quatre coins du pays, le tout sans texte juridique protégeant les témoins, la commission d’enquête présidée par le juriste Taoufik Bouderbala a enfin remis vendredi son rapport final sur les abus commis par l’ancien régime Ben Ali durant les évènements ayant abouti à la révolution du 14 janvier 2011.


Le rapport a pu établir une liste plus exhaustive des victimes : il recense ainsi un total de 338 morts, 2 147 blessés et plus de 2 000 habitations et commerces détruits ou vandalisés. Alors que jusqu’ici le bilan établi par des organisations onusiennes ne faisait état que de 300 morts et 700 blessés.


Imposant (plus de 1 000 pages de données), le rapport est accablant pour certains dignitaires de l’ancien pouvoir dont Ridha Grira, ex ministre de la Défense, qui voit son rôle clé dans les massacres de civils confirmé.


Le document révèle en outre que les deux tiers des victimes ont été tuées par balle, et que les jeunes (moins de 40 ans) représentent 82% des décès et près de trois quarts des blessés.


La liste des blessés n’est cependant pas définitive précise le rapport, certains ayant adressé leurs dossiers médicaux directement au ministère des Droits de l’homme. Tous n’ont pas été indemnisés à l’heure qu’il est.


 


Les « années de plomb » s’invitent dans le débat


Or, alors que l’on s’attendait à ce que ce dossier des indemnisations des familles des victimes et des blessés de la révolution soit une priorité absolue de la justice transitionnelle, un autre débat refait surface et accapare l’attention des médias et de l’opinion : celui du dédommagement des ex prisonniers politiques, en majorité islamistes, ayant bénéficié de l’amnistie générale au lendemain de la révolution.


Fin avril, pour faire taire les rumeurs persistantes de l’existence d’une caisse de plusieurs centaines de millions de dinars destinée à indemniser les milliers de militants d’Ennahdha de leurs années passées en prison, à raison de de 10 à 20 000 dinars par année de prison, Samir Dilou se contente d’insister sur le fait qu’aucun texte de loi concernant une telle caisse ne figure dans la loi complémentaire des finances 2012.


Toutefois, la question ressurgit début mai sur un plateau télévisé où étaient conviés Moncef Ben Salem et Sahbi Atig, deux des plus radicaux élus d’Ennahdha.


Le premier, après avoir indiqué qu’une loi sur la compensation financière des prisonniers politiques devra d’abord être discutée devant l’Assemblée constituante, a clairement affirmé que « le peuple était redevable à ces militants » (dont il fait lui-même partie) et qu’une compensation matérielle, en sus d’une reconnaissance morale, devra leur être payée.


« Après que des vies et des familles aient été brisées par des années de prison, on ne peut pas aujourd’hui dire à ces gens que cela fait partie d’une page tournée de l’ex régime ».


Le ministre de l’Enseignement supérieur a, de son côté, à peine modéré le propos de Sahbi Atig, en suggérant que l’indemnisation pouvait attendre, mais sans jamais la remettre en question.


Quant à Hamma Hammami, leader historique de l’extrême gauche également présent, il a rétorqué à ceux qui réclament des indemnisations financières que pour lui, « la plus grande indemnisation, c’est le jour où Ben Ali est tombé ».


Il semble que l’on se dirige en Tunisie vers une certaine hiérarchisation des priorités dans la compensation. Un prégnant sentiment de culpabilité est perceptible chez une majorité de Tunisiens vis-à-vis des islamistes et du prix qu’ils ont payé dans leur lutte historique. Plus discutable est leur « éligibilité » aux dédommagements financiers, surtout en temps de crise économique sévère. Quid aussi des ex prisonniers dont l’implication dans des actes terroristes est avérée ?


En Afrique du sud, la Commission de vérité et de réconciliation avait fait une large place aux confessions publiques comme forme de compensation morale aux victimes. En voulant trop tirer à eux la couverture révolutionnaire, en ne voyant pas dans le triomphe de leur cause une satisfaction suffisante, les islamistes pourraient perdre l’estime de beaucoup de Tunisiens qui, jusqu’ici, se sentaient envers eux moralement redevables.


Seif Soudani