Résistance tenace du bipartisme britannique

 Résistance tenace du bipartisme britannique

A gauche


 


Hatem M’rad


Professeur de science politique


 


Tous les observateurs croyaient que le système partisan britannique allait évoluer cette fois-ci dans cette élection législative du 7 mai 2015 vers l’éclatement, et qu’on allaitassister alors à une révolution en Grande-Bretagne: celle du dépassement du bipartisme, déjà légèrement entamé aux élections de 2010 avec la montée des libéraux-démocrates de Nick Clegg.


 


D’ailleurs, tous les sondages ont livré bataille dans ce sens. D’abord, ils ont considéré que les deux grands partis sont aux coude-à-coude, et que la lutte est serrée et indéterminée entre eux. Ensuite, ils ont prévu que les deux grands partis traditionnels, les conservateurs (Tories) et les Travaillistes (Labour), ne remporteraient qu'un tiers des sièges chacun, l’autre tiers sera emporté par d’autres partis. Ils avaient dans l’esprit la montée entre autres du parti écossais, Scottish National Party (SNP), défendu par la 1er ministre d'Ecosse Nicola Sturgeon, ainsi que du Parti pour l’indépendance du Royaume Uni (UKIP). D’ailleurs, une première a eu lieu à la télé à la veille des élections: les leaders de 7 partis ont débattu entre eux, alors qu'avant, cela se passait entre deux ou trois leaders.


 


Il faut comprendre que, jusque-là, le bipartisme britannique fonctionnait de deux manières. Tantôt il est parfait, comme dans les années 50, lorsque 90% à  97% des voix allaient systématiquement aux deux seuls grands partis travaillistes et conservateurs. Tantôt il est imparfait, c’est-à-dire qu’en face des deux grands qui recueillaient 75 à 80% environ des suffrages, il y a un troisième parti, souvent le parti libéral, qui arrivait à obtenir 15% des voix environ, au point de gêner les deux grands dans la vie politique, lesquels sont alors acculés à composer avec lui, ou du moins à en tenir compte. Et c’était le cas aussi en 2010 lorsque les LibDems, arrivés en 3è position, obtiennent le score spectaculaire, pour un 3è parti, de 23% des voix. Dans les deux cas, qu’il soit parfait ou imparfait, ce bipartisme ne permettait pas à un troisième parti de gagner les élections. Seuls, les deux grands alternaient au pouvoir.


 


Ce système bipartisan, faut-il préciser, est consolidé par le mode de scrutin, le scrutin uninominal majoritaire à un tour. Celui-ci favorise généralement les grands partis, puisque le candidat arrivé en tête dans une circonscription, rafle tous les sièges. En l’espèce, les élections se sont tenues, comme en 2010, dans 650 circonscriptions.


 


En fait, le système bipartisan britannique a la dent dure. En 2010, déjà avec la montée d’un 3è parti, les LibDems, qui ont atteint les 23% de voix (6 800 000 électeurs et 57 sièges seulement), on a prétendu qu’on allait vers le déclin du bipartisme et vers un tripartisme ou multipartisme déguisé dans de grandes coalitions. Mais, on ne change pas facilement de tradition en Grande-Bretagne, surtout que le mode de scrutin est toujours le même.


 


Il est vrai qu’en 2015, les deux grands ont obtenu presque un tiers de voix environ chacun, comme l’ont pronostiqué les sondages (36,9% de voix pour les Conservateurs pour 11 334 920 voix contre 30,5% des voix pour les Travaillistes pour 9 344 328 voix). En nombre de sièges, toutefois, les résultats sont autres. Les Conservateurs de David Cameron, démentant cette fois-ci les sondages, obtiennent la majorité absolue avec 331sièges (307 en 2010), alors que leurs adversaires directs, les Travaillistes, en obtiennent 232 (258 en 2010). Car, les électeurs conservateurs ont réservé leurs intentions de vote jusqu’au dernier moment, comme cela arrive souvent dans les élections.


 


Les voix des LibDem s’effritent, elles passent de 57 à 8 sièges. Leurs voix se sont dispersées dans celles des autres partis. Ce parti paye le prix de sa participation à la coalition gouvernementale avec les Conservateurs. Il n’y a plus en 2015, comme en 2010, d’un 3è parti assez consistant capable de jouer les trouble-fêtes ou de gêner les deux grands. Il y a plutôt plusieurs partis qui montent, qui profitent de la déconfiture des travaillistes et des LibDems.


 


En fait, autant la situation est claire pour les Conservateurs et les Travaillistes, situation confortée par le jeu du bipartisme classique, autant la situation est plus compliquée pour les nouveaux partis trouble-fêtes, dont les scores attestent du déséquilibre de la représentation politique, et le décalage avéré entre le nombre de voix et le nombre de sièges. C’est le cas du 3è parti, le Parti National Ecossais (SNP), présent uniquement en Ecosse, qui obtient avec 1.454 436 voix et 4,7% des voix, 56 sièges. Alors que le Parti pour l’indépendance du Royaume Uni (UKIP) obtient, lui, avec 12,6% de voix et 3.881 129 voix, seulement un siège ; alors qu’encore les Libéraux-démocrates (LibDems), qui ont recueilli 2.415 888 voix et 7,8% des voix, n’obtiennent que 8 sièges.


 


Ce qui fait que si le Parti National Ecossais est le 3è parti britannique en nombre de sièges, avec 56 sièges, le Parti pour l’indépendance du Royaume Uni est, lui, le 3è parti en nombre de voix, avec près de 4 millions d’électeurs. D’où la nécessité d’ailleurs d’un nouveau redécoupage électoral, qui d’après le Parliamentary Voting System and Constituencies Act de 2011, interviendra en 2018 en vue de ramener le nombre de circonscriptions de 650 à 600 et rendre la représentation des circonscriptions plus équitable pour l’électorat britannique.


 


Au-delà des statistiques, les résultats de cette élection législative du 7 mai 2015, dans laquelle le destin de l’Europe n’a jamais été aussi présent, et aussi tiraillé entre le maintien et le retrait, suggèrent plusieurs enseignements.


 


– D’abord le succès des Conservateurs de David Cameron (qui ont engrangé 24 sièges supplémentaires par rapport à 2010), qui maintenant vont gouverner seuls en raison de la majorité absolue qu’ils ont obtenue, est principalement dû aux résultats économiques. L’électorat  a opté tout naturellement pour la stabilité économique et politique. Cameron a lui-même eu l’intelligence de mettre en avant ses résultats économiques lors de la campagne électorale. Un taux de chômage réduit de moitié en cinq ans et une croissance annuelle de 2,4%, cela ne se cache pas. Il a encore adopté une stratégie payante, en agitant le spectre, en cas de défaite des conservateurs, qui projettent de sortir de l’Union européenne, d’une possible alliance gouvernementale  ravageuse pour l’unité du royaume, entre les Travaillistes et le parti écossais du SNP, qui s’accrochent, eux, à l’Europe, tout en flattant ce dernier parti durant sa campagne, pour ne pas faire fuir les électeurs potentiels de ce parti et préserver une possible coalition. Par ailleurs, même en défendant le projet de retrait de l’Union européenne, Cameron n’en a pas moins indiqué qu’il défendrait l’UE seulement s’il obtient de Bruxelles les changements qu’il exige en matière de contrôle de l’immigration européenne et de la protection des intérêts de la City. Choses refusées actuellement par l’Allemagne et la France.


 


– Autre enseignement à relever, la déroute des Travaillistes d’Ed Miliband, qui est historique : ce parti a perdu 26 sièges par rapport à 2010. Ed Miliband a été désigné au Labour en 2010 grâce au soutien des syndicats. D’allure plutôt intellectualiste, il a pu ravir le leadership du parti à son propre frère David Miliband, ami de Tony Blair, plus charismatique, plus centriste et plus rassembleur que lui. Mais, il n’a pas fait le poids face au pragmatique et arrogant David Cameron. Il n’a pu en tout cas attirer le vote populaire, porté vers les discours identitaires, anti-européens et anti-immigrés.


 


– On note également la percée d’un parti raciste, libertaire, anti-européen et xénophobe, l’UKIP de Nigel Farage, qui a fait de bons résultats sur la côte sud-est et dans les faubourgs des grandes villes du nord de l’Angleterre. Pour eux, « l’Union européenne ouvre nos frontières à 4000 personnes par semaine », comme ils l’indiquent dans leurs affiches. Cela n’est pas sans rappeler les slogans de Jean- Marie Le Pen en France dans les années 80, « 2 millions de chômeurs français =2 millions d’immigrés ». Ce parti a réussi en tout cas à devenir le 3è parti du Royaume en pourcentage de voix (12,6%), mais est relégué à la 6è place en nombre de sièges.


 


– L’autre fait majeur de cette élection est l’avancée historique du Parti National Ecossais, SNP, un indépendantiste pur produit, qui est devenu la 3è force au Parlement en nombre de sièges, en passant de 6 sièges en 2010 à 56 sièges en 2015. Ce parti peut modifier à l’avenir le paysage politique du pays. Sa percée est redevable à la création en 1997 par Tony Blair, du parlement écossais. Ce parti a fini par conquérir la majorité absolue au parlement d’Edimburg. Situé plus à gauche que le Labour, un peu comme le mouvement de gauche radicale, Syriza en Grèce, qui s’est démarqué des socialistes, le SNP a pu être soutenu par la population pour sa politique sociale et sa dénonciation de l’austérité des Tories. Il a soutenu l’indépendance de l’Ecosse lors du référendum de septembre 2014 en obtenant même 45% de « Oui », même si le « Non » l’a emporté. Le référendum sur le retrait de l’UE promis pour 2017 par David Cameron, le « Brexit » (« British exit ») et auquel s’oppose le SNP, pourrait favoriser davantage le processus indépendantiste écossais défendu par son leader Nicola Sturgeon.


 


Dans tous les cas, le bipartisme britannique, qui a toujours dominé la vie politique, se porte encore bien. Il résiste encore aux faits de plus en plus en menaçants et aux changements de configurations partisanes. La population a toujours refusé la modification du mode de scrutin, comme elle l’a fait dans un référendum dans ce sens en mai 2011. Le scrutin majoritaire à un tour est en effet à la fois l’âme et le socle de la vie politique britannique. Mais jusqu’à quand ?


 


Hatem M’rad