« Nous voulons tourner la page du despotisme, pas celle de la révolution »

 « Nous voulons tourner la page du despotisme, pas celle de la révolution »

Délégation du parti al Jomhouri


La formule est de Maya Jribi, militante historique et secrétaire générale d’al Jomhouri, en visite lundi 10 août avec une délégation de son parti au siège de l’Instance Vérité & Dignité. Pas un jour ne s’écoule depuis le 14 juillet 2015, date de la présentation en conseil des ministres du projet présidentiel dit de « réconciliation économique », sans que de nouvelles voix, issues de la classe politique, de la société civile ou plus généralement d’indépendants, ne se joignent à ce qui apparait aujourd’hui comme un large mouvement de fronde « anti blanchiment des crimes de corruption et de complicité » liés à l’ancien régime.




 


Le projet devrait être examiné à l’Assemblée des représentants du peuple à la rentrée parlementaire, à partir du 29 août prochain. Si, comme le prédit désormais Rached Ghannouchi, « la loi passera après quelques amendements », la force de frappe de la nouvelle majorité parlementaire (près des trois quarts théoriques des députés) cache mal un isolement croissant de certaines élites politiques sur cette question précise, épineuse, et éthiquement extrêmement polémique.     


 


L’arbitrage économique, ou l’arbre qui cache la forêt


L’Instance Vérité & Dignité a essentiellement cinq mandats et autant de commissions spécialisées, dédiées à leur réalisation. Toutes sont menacées par le projet de loi organique relatif aux « dispositions particulières concernant la réconciliation dans le domaine économique et financier », un texte dont les auteurs prétendent qu’il ne touche qu’un aspect unique de la justice transitionnelle, mais qui interfère en réalité dans l’ensemble des missions imparties à l’IVD.


L’article 12, le plus dangereux de ce texte de loi, stipule expressément que « sont abrogés tous les articles liés à la corruption et la spoliation des deniers publics contenus dans la loi de décembre 2013 relative à la justice transitionnelle ». L’un des principaux mandats de la commission investigation et recherche consiste à faire la lumière sur les violations massives des droits humains. Or, le moteur de la machine dictatoriale d’articulait en Tunisie précisément autour de la corruption, l’ancienne dictature n’étant pas régie par une quelconque idéologie, contrairement à d’autres régimes autoritaires. Son objectif était de capter les richesses de l’Etat vers une fraction de la société.


Par conséquent, cette première commission ne pourrait plus examiner les plaintes lui parvenant, ayant un lien direct avec un acte de corruption au départ et qui finit, comme souvent, par un acte de violation des droits humains.     


S’agissant du mandat réparation et réhabilitation, la commission concernée, en charge des nombreuses violations des droits économiques et sociaux, notamment les très courantes spoliations de terrains et de biens, ne pourra plus accéder à ces dossiers ni proposer des réparations adéquates dans le cadre de ces affaires qui représentant une part importante des dossiers reçus par l’IVD.


La commission d’arbitrage et de conciliation, dont le rôle est d’inciter ceux qui ont aidé les bénéficiaires d’un acte de corruption, quelle qu’en soit la forme (captation, avoirs à l’étranger, évasion fiscale, etc.), à se présenter volontairement afin de se voir proposer une procédure d’arbitrage, a pour outil incitatif la suspension des procédures judiciaires à l’encontre des concernés. En contrepartie, cela peut aboutir, in fine, à un accord permettant l’effacement de toute poursuite judiciaire. C’est donc la commission dont le mandat est le plus directement touché par le projet de loi. Elle a à ce jour reçu plus de 250 dossiers.   


Quatrième mandat concerné, celui de la réforme institutionnelle, dont le rôle est de formuler des recommandations destinées à la réforme de l’ensemble des institutions de l’Etat (administration, sécurité, justice, défense, banques, etc.), parallèlement à la vérification fonctionnelle (vetting) sur des fonctionnaires de l’Etat et assimilés, dont certains pourront être mis à l’écart, démis de fonctions dont ils ont démérité. Les travaux de cette commission seront à l’évidence également mis en péril.


Enfin, le mandat de la conservation de la mémoire, un travail dont l’objectif est de travailler non seulement sur l’archive mais aussi sur les messages à transmettre aux générations futures, notamment via une dimension culturelle, pour garantir la non répétition des dérives et des exactions du système dictatorial. Ce travail est lui aussi visé par l’article 9 du projet de loi qui stipule qu’il ne peut pas être fait usage des résultats de cette commission dans quelque domaine que ce soit.


Dans ces conditions, que reste-t-il à l’IVD, si l’Instance se voit interdite d’investiguer, d’arbitrer dans les dossiers liés à la corruption, de proposer des réformes, de procéder à des réparations, ou même de formuler recommandations et des rapports sur un système dont on sait qu’il était organiquement lié à la corruption..?


En somme, ce que tente de faire ce projet de loi, c’est transformer l’IVD en une sorte de mur des lamentations. Les victimes attendent autre chose de ce « dernier recours » qu’est l’Instance que la possibilité de venir simplement pleurer leurs rancœurs.


Pour toutes ces raisons, et sans compter les engagements internationaux de la Tunisie en matière de lutte anti-corruption auprès des instances internationales, de nombreux observateurs tirent la sonnette d’alarme à destination de l’opinion publique. Des activistes ont adressé lundi un message à l’Assemblée du peuple, seule institution capable aujourd’hui de sauver ce mandat et avec lui le processus démocratique de la Tunisie, en sollicitant une audition publique avec l’IVD en vue de débattre des menaces que fait peser ledit projet sur l’Etat de droit.  


 


 S.S