Le limogeage du ministre de la Justice préfigure une crise au sommet de l’Etat

 Le limogeage du ministre de la Justice préfigure une crise au sommet de l’Etat

Mohamed Salah Ben Aissa au cours d’une séance d’audition à l’ARP


Spectaculaire limogeage mardi 20 octobre : le Premier ministre tunisien a annoncé avoir tout bonnement limogé le ministre de la Justice Mohamed Salah Ben Aissa, une décision que ce dernier a expliquée par des divergences autour du projet de loi controversé du Conseil supérieur de la magistrature. C’est en réalité une accumulation de tensions qui semble avoir eu raison du ministre. Mi politique mi technocrate, le gouvernement Essid est rattrapé par son hétérogénéité.




 


Après le départ volontaire au début du mois de Lazhar Akremi, ministre chargé des relations avec le Parlement, cette fois c’est un ministère régalien qui est touché, et pas des moindres. Sur le plan de la méthode, cela n’est pas sans rappeler celles des régimes les plus autoritaires.


« Le chef du gouvernement Habib Essid a décidé de démettre Mohamed Salah Ben Aissa, le ministre de la Justice, de ses fonctions », a indiqué la présidence du gouvernement dans un communiqué au style télégraphique sur son site officiel, sans fournir davantage d’explications. C’est le ministre de la Défense Farhat Horchani qui assurera l'intérim, selon le même texte, comme le veut la tradition en cas de vacance du pouvoir régalien.


Ancien doyen de la Faculté des sciences juridiques de Tunis, M. Ben Aissa est un professeur en droit public, il s’est fait connaître durant son court mandant de moins de 10 mois par ses visites inopinées dans les prisons tunisiennes.


Apprécié par ses pairs comme une « valeur académique » et « juriste indépendant », Ben Aissa a dit « s’attendre à cette décision ». Il a expliqué son propre limogeage par des divergences autour du projet de loi polémique d’instauration du Conseil supérieur de la magistrature (CSM). Un groupe de députés de l'Assemblée des représentants du peuple (ARP) avait déposé le 22 mai dernier un recours pour inconstitutionnalité de ce texte.


« Une séance était prévue au Parlement pour adopter le projet de loi sur le CSM, et le Premier ministre m'a demandé d'être présent en tant que membre du gouvernement », a dit l'ancien responsable. Sur le plan de la forme d’abord, un simple agent de l’ARP a été chargé de convoquer le ministre le lendemain à 10h00, ajoute-t-il. Or, le texte a été totalement modifié par une commission parlementaire », a-t-il déploré, affirmant ne pas pouvoir être présent à la signature d'un projet qui ne correspond ni à ses choix ni à ses convictions.


 


Le ministre qui a dit non


« Nous ne sommes pas habitués à ce qu'un ministre dise non, le Premier ministre ne l'a pas accepté… Pour autant, le fait que je sois ministre ne signifie pas que je doive me défaire de mes convictions », a-t-il encore commenté.


Le projet de loi, adopté en première lecture en mai et décrié par de nombreux magistrats, a été par ailleurs déclaré inconstitutionnel par l'instance provisoire du contrôle de la constitutionnalité des lois et a donc dû être remanié. Le juge Ahmed Rahmouni avait notamment dénoncé la volonté de la majorité et de l’exécutif de vouloir museler le pouvoir judiciaire.


Mais fin septembre, un autre épisode avait fait déjà fait polémique, au vu de la sensibilité du sujet en Tunisie. Sur Shams FM, il s’était dit favorable à l'abrogation de l'article 230 du Code pénal, qui punit l'homosexualité de trois ans de prison. « Rien ne peut justifier l'atteinte à la vie privée », avait-il avancé, insistant sur le fait que certaines législations archaïques sont problématiques et devront être réformées.


Le limogeage du ministre a indigné de nombreux observateurs et figures de la société civile qui estiment que son progressisme et son esprit réformiste lui ont couté sa place au sein du gouvernement Essid. En outre, l’ombre de la présidence de la République plane sur cette révocation : interrogé le 5 octobre dernier par un média marocain, repris par CNN, sur sa position à propos de la loi 230, le président Béji Caïd Essebsi avait exprimé sans détours son souhait de maintenir la criminalisation de l’homosexualité, tout en désavouant le ministre Ben Aïssa « dont les propos n’engagent que sa personne », avait-il martelé, visiblement agacé.


Dernier motif, plus politique, suspecté d’avoir joué un rôle dans la décision du Premier ministre mais surtout du parti majoritaire, le fait que Mohamed Salah Ben Aissa n’aurait pas assez œuvré, en tant que ministre de la Justice, pour sanctionner les juges qui font preuve, selon Nidaa Tounes, de laxisme vis-à-vis des personnes accusés de liens avec le terrorisme, souvent libérées pour vice de forme ou par manque de preuves.


Le 16 octobre, le ministre avait enfin révélé lors de son audition par la commission des droits et des libertés que « l'ambassadeur des USA à Tunis a dépassé ses limites et en tentant d'interagir dans les législations qui concernent le trafic humain ».


« Mohamed Salah Ben Aissa était l'une des rares lueurs de ce gouvernement terne. Un homme de droit et de principes, qui a défendu l'indépendance des juges », peut-on lire sur les réseaux sociaux.


 


Seif Soudani