Propagande et voyeurisme autour du berger de Sidi Bouzid

 Propagande et voyeurisme autour du berger de Sidi Bouzid

Mabrouk Soltani


Mabrouk Soltani, jeune berger de 16 ans, a été décapité le 13 novembre 2015, par un groupe djihadiste actif dans la région du Mont Mghilla à Sidi Bouzid qui l’accusait d’être un indicateur. Depuis, l’adolescent martyr fait l’objet d’une guerre de propagande et de récupération, entre terroristes, autorités et médias.




 


Retour sur les faits


C’est le « ômda » (responsable local) de Douar Slatnia près du mont Mghilla qui a informé la Garde nationale de l’opération, la première du genre dans cette région du centre. C’est en effet Kasserine et le Mont Chaambi qui étaient davantage rompus à ce type de violences, qui ne ciblaient jusqu’ici en montagne que les forces armées.  


Deux jeunes bergers âgés de 15 et 16 ans avaient été kidnappés par un groupe de quatre individus armés, alors qu’ils gardaient un troupeau de chèvres. Après plusieurs heures d’interrogatoire, ils décident de relâcher le cadet et de le charger de livrer la tête de Mabrouk Soltani à sa famille…  


Une vaste opération de ratissage est lancée conjointement par les forces de sécurité et l’armée pour traquer les auteurs du crime filmé à l’aide d’un téléphone portable.


 


Que sait-on des commanditaires ?


Aussitôt l’acte cynique et ultra violent ébruité, on pense logiquement à la brigade Oqba Ibn Nafii, le groupe djihadiste le plus sanguinaire du pays, mais aussi le plus mobile, ayant revendiqué par le passé des attentats dans la capitale, après avoir annoncé sa loyauté envers l’Etat islamique.


Mais selon Marwen Jedda, spécialiste des mouvements djihadistes, le groupe Oqba Ibn Nafi a démenti être derrière cette opération. Vérification faite, c’est en effet un autre groupe, « Jound al khilafa » (« l’Armée du Califat »), qui reconnait indirectement être à l’origine de l’enlèvement, via un compte Youtube portant cette dénomination. La vidéo a depuis été retirée par Youtube.


Face à l’élan patriotique de solidarité, la vidéo était apparue quelques jours après le crime, et avait manifestement pour objectif de juguler ce mouvement de sympathie, en faisant dire au jeune berger qu’il s’était fait remettre des sommes d’argent allant jusqu’à mille dinars par un officier de l’armée, en contrepartie d’informations sur les positions des djihadistes, et qu’il avait été averti une première fois cet été contre toute velléité de délation.


« Ils essayent d’intoxiquer l’opinion publique », rétorquait mardi le porte-parole de l’armée Belhassen Oueslati, tout en niant catégoriquement que l’institution militaire « ait pu avoir recours à un mineur pour des tâches de renseignement ».


Le 17 novembre, Béji Caïd Essebsi recevait des membres de la famille de Mabrouk Soltani au Palais présidentiel. Une opération de communication savamment orchestrée, qui fit dire à des élus d’opposition qu’« il faut à présent qu’une région reculée soit le théâtre d’un acte terroriste pour qu’on s’intéresse au sort de ces contrées démunies oubliées par l’Etat ».


 


Voyeurisme ordinaire


Qu’elles soient de bonne ou de mauvaise foi, de nombreuses pages des réseaux sociaux ainsi que certains médias alternatifs ont relayé la vidéo de revendication contenant « les aveux » du berger, au mépris de certaines valeurs les plus élémentaires et fondamentales du journalisme consistant à ne pas tenir pour crédibles des affirmations obtenues sous la pression et la torture.


Mais c’est dimanche 22 novembre que les instincts voyeuristes ont atteint leur paroxysme, sur le plateau du talkshow le plus regardé du pays, inspiré de « Salut les terriens ». Installée à la place de l’animateur vedette, la mère du défunt est interrogée avec insistance sur son ressenti au moment où elle a appris la décapitation de son enfant, sa réaction lorsque la famille a reçu le colis funèbre, etc.


Depuis qu’elle a diffusé au journal télévisé de 20h des images d’un réfrigérateur contenant la tête démembrée du jeune homme, la chaîne nationale a été sanctionnée par le limogeage de son PDG, suivie de deux démissions des directeurs des chaînes du service public.


 


Seif Soudani