L’hypothèse de la scission de Nida et les enjeux politiques

 L’hypothèse de la scission de Nida et les enjeux politiques

Affiche de la campagne électorale présidentielle de Béji Caïd Essebsi en novembre 2014


 


Hatem M’rad


Professeur de science politique


 


Le scénario de la scission de Nida, de moins en moins improbable, notamment après la déclaration de Mohsen Marzouk, est sans doute le scénario le plus grave non seulement pour ce parti, pour la majorité politique, et sans doute aussi pour le pays. Il a des conséquences constitutionnelles et politiques plus ou moins risquées et hasardeuses. L’accès ou le retrait du pouvoir est toujours un enjeu de taille pour tout parti majoritaire. Ces conséquences peuvent être les suivantes.


 


D’abord, sous la pression d’Ennahdha, les constituants à l’ANC ont opté pour un régime parlementaire. La Constitution de 2014 (article 95) indique, comme il est de tradition dans ces régimes, que le gouvernement est responsable devant le parlement (et non devant le président de la République qui, pourtant assure la nomination du chef du gouvernement). Ainsi, le parlement peut théoriquement, au vu de la crise actuelle au sein du parti majoritaire et dans l’éventualité de la scission de Nida, sanctionner le gouvernement et voter une motion de censure contre lui à la demande d’un tiers de ses membres, c’est-à-dire 72 députés. Le parlement pourra alors, tout aussi théoriquement, lui retirer la confiance à la majorité absolue de ses membres, c’est-à-dire 109 députés (art. 97). Dans ce cas, le chef du gouvernement présentera aussitôt sa démission au président de la République. En pratique, Nida (85 sièges), Ennahdha (69 sièges), UPL (16 sièges), Afek (8 sièges) disposent aujourd’hui ensemble, à travers leur coalition gouvernementale, de l’appui de 178 députés sur 217, c’est-à-dire de 82% des membres du parlement.


 


La mise en cause du gouvernement, liée à la scission de Nida, à la suite d’une initiative de 72 députés, nécessite alors, face à la faiblesse de l’opposition, l’appui d’Ennahdha, elle-même membre de la coalition gouvernementale. Or, Ennahdha semble se réjouir pour le moment du confort que lui procure la deuxième position sur le plan parlementaire. Même si elle se délecte d’avoir un pied dans la coalition gouvernementale et un pied dans un rôle de semi-opposition. Mais, on sait qu’Ennahdha et Ghannouchi ne sont pas pour le moment prêts à prendre des positions hasardeuses, surtout que le parti prépare de grandes résolutions, voire de grandes conversions idéologiques, dans un prochain congrès décisif. Quoiqu’Ennahdha pourra toujours marchander son appui au gouvernement de coalition à la suite de la scission de Nida. Ghannouchi a été tout au long de la transition hyper-réaliste, plus réaliste que les laïcs mêmes, plus réaliste surtout que la gauche moralisante.


 


L’opposition laïque, à elle seule, n’est pas en mesure de mettre en cause le gouvernement. Les partis restés en dehors de la coalition totalisent à l’Assemblée des Représentants du Peuple 39 députés seulement. Ils ne peuvent atteindre le total exigé par la Constitution de 72 députés (le tiers des membres), pour prendre l’initiative d’une motion de censure. La difficulté devient insurmontable lorsqu’on sait que l’adoption d’une telle motion de censure doit encore être prise à la majorité absolue des membres, c’est-à-dire 109 députés.


 


Il est difficile d’imaginer qu’Al-Jibha puisse se liguer avec Ennahdha pour faire tomber le gouvernement. Mais, sans Al-Jibha, Ennahdha peut se liguer avec certains députés et partis de l’opposition pour mettre en cause le gouvernement. Mais, dans ce cas, Ennahdha ne pourra que prendre l’initiative de la motion qui nécessite 72 députés. Elle n’arrivera pas à la faire adopter par 109 députés, sauf si elle arrive à persuader l’UPL (16 sièges), Afek (8 sièges), le CPR (4 sièges), Moubadra (3 sièges), Courant Démocratique (3 sièges), Mouvement du peuple (3 sièges), Mahabba (2 ), Joumhouri et autres (un siège). Et dans la conjoncture actuelle, on sait qu’Ennahdha peut s’allier avec qui elle veut, sauf très probablement avec Al-Jibha, toujours réticente en raison des assassinats politiques dont elle a fait l’objet sous la troïka.


 


Ensuite, autre procédé, le chef du gouvernement Habib Essid, constatant la scission de Nida Tounès, chose qui risque de le mettre en difficulté, peut encore, de lui-même cette fois-ci, proposer au parlement le recours au vote de confiance pour que le gouvernement puisse avoir les moyens de poursuivre son action et vérifier si le parlement approuve toujours l’action du gouvernement. Si le parlement refuse de voter en faveur de la confiance au gouvernement à la majorité absolue de ses membres, le gouvernement est acculé à la démission (art.98 Constitution).


 


Dans les deux cas précédents, le président de la République peut désigner en conséquence la personnalité la mieux à même de former un autre gouvernement.


 


Par ailleurs, le président Essebsi peut lui aussi demander au parlement de mettre le gouvernement sous ses responsabilités et de voter la confiance au gouvernement (art. 99 Constitution). Ce cas peut apparaitre lorsque le président n’est plus sûr du soutien de la majorité parlementaire au gouvernement ou au cas où il y aurait un conflit majeur entre le président et le chef du gouvernement, c’est-à-dire un conflit au sein même de l’exécutif.


 


Enfin, le président de la République peut tenir compte de la résistance du parlement au gouvernement ou prendre acte de la crise majoritaire au sein de son propre parti. S’il est du côté du gouvernement (issus tous les deux de la même majorité), le président de la République est en mesure de dissoudre le parlement, mais dans des cas spécifiques, à vrai dire complexes. Cette hypothèse peut se réaliser si Essebsi, à la suite de la scission de Nida, nomme un nouveau Premier ministre. Lorsque, en effet, le nouveau chef du gouvernement désigné par le président n’arrive pas à former le gouvernement ou lorsque le gouvernement formé n’arrive pas à avoir la confiance du parlement, le président nomme alors un autre chef du gouvernement après consultation avec les partis politiques. Si quatre mois après la première désignation (du nouveau premier ministre), le parlement n’a pas encore voté la confiance du gouvernement, le président pourra en ce cas dissoudre le parlement et provoquer de nouvelles élections législatives (articles 89 et 77 de la Constitution).


 


On le voit, dans un régime parlementaire démocratique, la crise au sein de la majorité parlementaire ou au sein du parti majoritaire peut toujours avoir des répercussions majeures sur la vie politique et sur le jeu institutionnel.


 


Au fond, ce qui semble jouer en faveur du gouvernement Essid, c’est le fait que ce gouvernement, ainsi que le Premier ministre, ne sont pas à proprement parler issus des rapports de force politiques au Parlement. Ce gouvernement peut ne pas être affecté par une scission au sein de Nida Tounès, car il est mi-technocrate, mi-politique. Seuls quelques ministres et secrétaires d’Etat représentent les partis politiques membres de la coalition. Plusieurs autres ministres sont des personnalités indépendantes, à commencer par le Premier ministre. Nida et les autres partis ont été contraints par Essebsi de laisser faire le chef de gouvernement technocrate, même s’ils ont souhaité qu’il reflète les forces politiques réelles. Si bien que Nida ne se trouve pas en position de force au gouvernement. Il ne l’est qu’indirectement, à travers le président ou en tant que force majoritaire au parlement, ayant son mot à dire dans le débat institutionnel et politique.


Hatem M’rad